Posté le 4 octobre 2020 par Groupe Socialiste Universitaire
« Lorsque l’avenir est sans espoir, le présent prend une amertume ignoble ». Emile Zola.
Cette phrase, tirée de l’ouvrage Thérèse Raquin des Rougon-Macquart, a plus que jamais une résonance toute particulière.
A l’instar des Rougon-Macquart, combien sont les familles qui voient depuis quelques décennies l’ascenseur social se figer, si ce n’est chuter ? Combien encore, sans nécessairement vivre cette grande panne, la craignent, la redoutent, au point que cette angoisse structurelle ne vienne ternir leur quotidien et leurs choix de vie ? Plus que jamais alors, la peur d’un avenir sans espoir laisse un goût permanent d’amertume.
Ce phénomène de chute sociale, largement représenté dans l’œuvre littéraire de Zola, est aujourd’hui un important sujet de réflexion des sociologues et économistes qui l’étudient sous l’angle de notre siècle nouveau. Ceux-ci l’ont alors nommé « déclassement » pour désigner la situation réelle d’un individu dont la position professionnelle, statutaire actuelle est plus basse que sa position antérieure, que celle de ses parents, que celle qu’il pensait obtenir en fonction de son niveau d’étude. Il s’agit donc d’une donnée réelle prise en comparaison d’une situation passée, dès lors que l’on considère l’existence d’une « hiérarchie » des positions sociales. Cette notion doit être distinguée d’un autre phénomène sur lequel nombre de sociologues se sont attardés depuis quelques décennies : la peur du déclassement. Comme la terminologie l’indique, cette notion s’apparente plus à une donnée subjective, à une anticipation qu’ont les individus sur leur futur et leurs possibilités à venir, une anticipation négative liée à la souffrance qu’engendre une situation de déclassement.
La complexité et la diversité de l’appréhension d’un tel phénomène se retrouve notamment dans les travaux des sociologues Eric Maurin et Louis Chauvel, tous deux proposant des approches différentes, sur lesquelles ils ont eu l’occasion de débattre dans une interview accordée à Médiapart en novembre 2009 notamment.
Ainsi pour introduire et promouvoir la sortie de son nouvel ouvrage La peur du déclassement. Une sociologie des récessions, dans un entretien réalisé et diffusé sur le site La République des idées en 2009, Eric Maurin employait les termes suivants : « Déclassement : le mot est aujourd’hui sur toutes les lèvres et sous toutes les plumes. Mais, au-delà de son caractère incontournable, il recouvre deux réalités bien distinctes. La plus évidente a trait aux ruptures qui conduisent des individus à voir leur position se dégrader. La deuxième est encore plus décisive : c’est la peur du déclassement ».
De son côté le sociologue français, Louis Chauvel donnait, dans le débat ayant opposé les deux sociologues, une définition plus technique du terme « déclassement », s’éloignant du monde de la perception des individus adopté par son confrère. Il insistait sur la complexité du terme et distinguait notamment quatre grandes approches. La première serait celle du déclassement intergénérationnel, une perte de position sociale par rapport à celle de ses parents. La deuxième, le déclassement intragénérationnel correspond à une perte de position par rapport à celle précédemment occupée dans une carrière, cette seconde définition pouvant être liée à la troisième approche, le déclassement statutaire correspondant à la perte de prestige social[1] et tout ce qui l’accompagne, la consommation, le logement, les vacances… Enfin, Louis Chauvel évoque le déclassement scolaire, le fait d’occuper une position sociale moins élevée que celle à laquelle on aurait pensé accéder grâce au diplôme obtenu.
Comme le dit avec justesse Eric Maurin, le mot « déclassement » est depuis quelques décennies « sur toutes les bouches et sous toutes les plumes ». Au delà de ce mot seul, on voit de plus en plus souvent évoquées les problématiques liées la crise de « l’ascenseur social » en France, ou encore la question de la mobilité sociale descendante, certains parlant même d’un « descenseur social “[2].
Le constat est donc celui d’une interrogation actuelle évidente sur le déclassement et de la peur que celui-ci engendre. Le déclassement est une problématique qui ne semble pouvoir s’analyser sans comprendre le contexte temporel dans laquelle elle s’inscrit. En effet elle est pour grande partie liée à une comparaison intergénérationnelle entre ceux ayant été actifs durant les Trente glorieuses et ceux qui les ont suivis, à partir des années 70, et qui ont été actifs dans un contexte de crises économiques successives. Le phénomène s’inscrit dans une mutation globale de la société après la fin de la seconde guerre mondiale, voyant d’abord émerger une classe moyenne valorisée (avec les « baby-boomers » ) avant que cette classe moyenne ne rentre en crise à partir des années 70, victime d’une forme de panne de l’ascenseur social.
Les enjeux de compréhension sont donc multiples. La réalité du déclassement doit être mise en parallèle avec l’étendue de la peur de déclassement pour comprendre les dynamiques qui lient les deux phénomènes.
Dans quelle mesure cette peur du déclassement, caractéristique du XXIème siècle, est-elle à la fois un produit et un générateur de déclassement ?
Ainsi, nous ferons d’abord le constat d’un phénomène concret de déclassement dans la société française du XXIème siècle, phénomène aux multiples aspects. Puis nous nous attarderons sur la peur du déclassement, un sentiment touchant les masses. Enfin, à partir de ces deux biais d’analyse, nous tenterons d’analyser les dynamiques qui lient les deux phénomènes.
Si une telle crainte, notamment parmi la jeunesse, d’être victime de déclassement se fait sentir, il est difficile d’imaginer qu’elle ne soit fondée sur aucun phénomène réel et palpable. Dressons alors un bref état des lieux de l’ampleur du phénomène de déclassement dans la France du XXIème siècle. Comme le sociologue L. Chauvel le décrit, notamment dans son intervention accordée à Médiapart, le déclassement recouvre plusieurs aspects, plusieurs formes que nous allons tenter de balayer simplement en opérant une première distinction entre les déclassements d’opérant vis-à-vis du statut social occupé en tant que tel et le déclassement plus spécifique, vis-à-vis du niveau de diplômes des individus.
Le déclassement intergénérationnel est un phénomène dont l’étendue s’est considérablement fait sentir à partir des années 1970. En effet, il est convenu dans la pensée collective, depuis la fin du XIXème siècle avec l’émergence des classes populaires, que générations après générations, la position sociale doit s’élever au sein d’une famille, qu’un enfant doit étendre l’entreprise familiale ou accéder à un poste plus élevé que celui de son père.
Or, après l’avènement des Trente glorieuses, du mythe capitaliste du self made man et de la première crise pétrolière des années 70, la mobilité sociale a fortement ralenti dans l’ensemble, les classes moyennes défavorisées étant particulièrement touchées par le phénomène.
Table de mobilité (destinées) : catégorie socioprofessionnelle de l’enquêté.e selon celle de son père (en %)
Agriculteurs | Artisans commerçants, chefs d’entreprises | Cadres et professions intellectuelles supérieurs | Professions intermédiaires | Employés | Ouvriers | Total | |
Agriculteurs | 17 | 6 | 10 | 17 | 25 | 25 | 100 |
Artisans commerçants ; chefs d’entreprise | 1 | 14 | 19 | 24 | 26 | 16 | 100 |
Cadres et professions intellectuelles supérieures | 1 | 7 | 41 | 28 | 17 | 7 | 100 |
Professions intermédiaires | 0 | 6 | 24 | 32 | 24 | 13 | 100 |
Employés | 1 | 5 | 15 | 26 | 34 | 19 | 100 |
Ouvriers | 1 | 6 | 8 | 20 | 34 | 32 | 100 |
Ensembles | 2 | 7 | 17 | 24 | 28 | 22 | 100 |
Sources : Enquête Emploi 2010-2014 de l’Insee
Champs : Actifs nés entre 1955 et 1979
Le tableau ci-dessus est issu d’une enquête réalisée entre 2010 et 2014 auprès d’actifs, nés entre 1955 et 1979. Il leur était demandé d’indiquer leur catégorie professionnelle ainsi que celle de leur père afin de constater l’étendue de la mobilité sociale intergénérationnelle en France. On constate alors que 66% des fils d’ouvriers sont devenus eux-mêmes ouvriers ou employés tandis que 53% des fils d’employés sont devenus eux-mêmes employés ou ouvriers. Cela signifie donc que plus d’un enfant sur deux issus de la classe moyenne défavorisée n’a pas connu de mobilité sociale et n’a donc pas réussi à en sortir. Plus encore, 69% des enfants de professions intermédiaires sont devenus eux-mêmes des professions intermédiaires, des employés ou des ouvriers. Ainsi 32% des enfants de professions intermédiaires n’ont pas connu de mobilité sociale tandis que 37% ont connu une mobilité sociale descendante. Un autre exemple de fort déclassement peut également se lire ici puisque 17% des fils de cadres deviennent employés.
La mobilité sociale ascendante est comme on peut le constater, loin d’être une évidence actuellement en France. L’ascenseur social semble bel et bien ralenti, notamment dans les classes les plus défavorisées qui ne réussissent plus nécessairement à dépasser la condition qu’occupaient leurs pères. Mais au delà d’un déclassement intergénérationnel, le XXIème siècle est également marqué par un phénomène de précarisation de l’emploi qui conduit au déclassement au sein même de la carrière d’un individu.
Autre marqueur de la réalité d’un phénomène de déclassement dans la France du début du XXIème siècle, la multiplication, depuis les années 70, des emplois précaires, exposant certains à un risque plus élevé de connaître des périodes d’alternances entre activité et chômage. L’exposition à une telle insécurité de l’emploi conduit à un risque fort de perte brutale d’un statut social. C’est ainsi qu’en 1979, une loi traite pour la première fois des contrats à durée indéterminée (CDD). Dès lors, ces formes de situations précaires se multiplient avec des individus en CDD, intérimaires, contractuels ou vacataires de la fonction publique, les intermittents, les jeunes en apprentissages, les stagiaires, etc.
Ce développement des emplois précaires, s’il sert l’intérêt des entreprises qui peuvent désormais s’adapter avec beaucoup de facilité aux fluctuations du marché, représente pour les travailleurs qui les occupent l’impossibilité de prévoir son avenir, d’assurer sa protection sociale ou encore de garantir son statut. Ainsi, Pierre Bourdieu décrivait la précarisation comme un mode de domination de « contrainte des travailleurs à la soumission, à l’acceptation de l’exploitation “[3].
Cependant, cette précarisation, cause du phénomène de déclassement intragénérationnel, ne se constate pas de façon égale dans l’ensemble des catégories socioprofessionnelles. Ainsi, cette inégalité face à un déclassement statutaire au cours de la carrière s’accompagne d’une idée malheureuse mais caractéristique du système capitaliste, de substituabilité de certains professionnels.
Les employés et les ouvriers sont donc largement plus touchés par cette précarisation. C’est ainsi qu’ « en 2002, seuls un peu plus de 2 % des cadres et de 4 % des catégories intermédiaires avaient un contrat précaire. Ces chiffres étaient de 14 % pour les ouvriers, de 8 % pour les employés. Ces taux ont encore augmenté depuis lors » comme le notent Philippe Guibert et Alain Mergier[4].
Le phénomène de dévalorisation du diplôme : une jeunesse « surdiplômée »
Après la seconde guerre mondiale, l’Europe occidentale, commençant à peine à se remettre de ses blessures, se retrouve prise au sein du bloc de l’Ouest, sous l’influence des États-Unis. C’est durant cette période que l’Occident capitaliste cherche à développer massivement l’accès à l’éducation dans un objectif d’augmentation de la croissance, en s’appuyant notamment sur la théorie du capital humain, élaborée dans les années 60 par les prix Nobel Becker et Schulz.
C’est un peu plus tard, dans les années 70 que se posent les premiers constats d’un phénomène de « suréducation », notamment dans les travaux de Richard Freeman en 1976, « The overeducated American ». Il semble en effet que, le nombre de jeunes diplômés explosant dans ces années là, ceux-ci se soient de plus en plus retrouvés dans des situations précaires, connaissant une période de chômage après l’obtention du diplôme, ou étant contraint d’accepter un emploi moins qualifié que ce à quoi leur diplôme leur permettait de prétendre.
Diplôme le plus élevé obtenu selon l’âge et le sexe en 2015 (en %)
25-34 ans | 35-44 ans | 45-54 ans | 55-64 ans | |||||
Femmes | Hommes | Femmes | Hommes | Femmes | Hommes | Femmes | Hommes | |
Aucun diplôme (ou CEP) | 8,1 | 10,2 | 10,7 | 12,8 | 18,2 | 17,9 | 29,5 | 23,8 |
Brevet des collèges | 3,7 | 4,5 | 3,6 | 3,8 | 7,1 | 5 | 8,8 | 6,8 |
CAP, BEP ou équivalent | 16,6 | 21,9 | 17,5 | 24,8 | 28,7 | 37 | 25,2 | 35,4 |
Baccalauréat, brevet professionnel ou équivalent | 22,3 | 22,6 | 20,4 | 20,8 | 16,6 | 13,1 | 14 | 11,7 |
Supérieur court (Bac + 2) | 18 | 14,4 | 22,1 | 15,7 | 15 | 11,7 | 11,4 | 8,2 |
Supérieur long ( > bac + 2) | 31,3 | 26,4 | 25,7 | 22,1 | 14,4 | 15,3 | 11,1 | 14,1 |
Ensemble | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 |
Part de bachelier en plus | 71,6 | 63,4 | 68,2 | 58,6 | 46 | 40,1 | 36,5 | 34 |
Champs : France métropolitaine, personnes de 25 à 64 ans.
Source : Insee, enquête emploi 2015
On peut constater cette démocratisation massive de l’éducation, et notamment de l’éducation supérieure dans le tableau ci-dessus. En effet, en l’espace de 30 ans, le pourcentage de femmes détenant un diplôme BAC + 2 ou plus a quasiment triplé, tandis que celui des hommes à doublé.
Les études longues ne sont donc plus une rareté, entraînant bon nombre de conséquences. L’une des façons de mesurer ce déclassement scolaire, dont l’étendue concrète est difficile à saisir, consiste donc à comparer la situation professionnelle des jeunes diplômés avec une « norme », c’est à dire avec le statut « normal » qu’ils devraient occuper selon leur diplôme. Ainsi, dans les années 70 la croyance commune enregistre l’idée qu’une licence (BAC + 3) doit faire accéder au statut de cadre tandis qu’un master (BAC + 5) rend cet accès automatique. Les professions intermédiaires seraient donc, quant à elles, accessibles avec un BAC + 2.
C’est à partir de cette conception normative que certains, dont la sociologue Marie Duru-Bellat, déduisent que plus de 50% des jeunes arrivant actuellement sur le marché du travail sont en situation de déclassement. Si cette technique d’appréhension du phénomène de déclassement scolaire peut bien entendu être critiquée, elle témoigne néanmoins clairement de la dévalorisation du diplôme. Le niveau master est aujourd’hui loin d’être le sésame qu’il a pu être, ni la garantie d’échapper au chômage et d’appartenir aux catégories socioprofessionnelles les plus élevées.
Ce phénomène de dévalorisation des diplômes, et notamment des niveaux Licence et Master est d’autant plus remarquable qu’il est très inégalitaire selon les filières. Ainsi, si un Master en école d’ingénieur permet encore incontestablement de prétendre très rapidement à un emploi de cadre, les diplômes des filières littéraires et de sciences humaines sont de plus en plus incertains.
Les jeunes sur le marché du travail, au delà d’être souvent contraints d’accepter des emplois moins qualifiés que ce à quoi leur diplôme leur permet normalement de prétendre, sont souvent confrontés à la précarité. Ainsi, ils sont de loin la tranche d’âge la plus touchée par le chômage comme on peut le constater dans le graphique ci-dessous.
Depuis les années 70, les 15-24 ans sont ceux ayant le plus fort taux de chômage. L’écart entre ces taux et ceux des autres tranches d’âge n’a fait que se creuser.
Ainsi, entre 2010 et 2015, les 15-24 ont atteint un taux de chômage de 25% tandis que le taux de chômage de l’ensemble de la population dépassait à peine les 10%.
La jeunesse, bien que globalement plus diplômée qu’elle ne l’a jamais été, parvient plus difficilement à s’insérer sur le marché du travail.
La réalité d’un phénomène de déclassement, sous de multiples aspects, semble incontestable. Pour autant comme nous l’avons vu, ce phénomène est très loin de toucher l’ensemble de la population de façon égale. Les jeunes et les individus de classes moyennes défavorisées ont donc largement plus de probabilité de connaître un jour une situation de déclassement ou de précarité alors que les classes moyennes supérieures et les classes privilégiées sont encore largement épargnées par le phénomène. Pourtant, c’est parfois dans ces mêmes classes que les individus craignent le plus de vivre un jour une situation de déclassement, comme l’avance Eric Maurin.
Le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicale (CNRTL) donne notamment à la peur la définition suivante : « État affectif plus ou moins durable, pouvant débuter par un choc émotif, fait d’appréhension et de trouble, qui accompagne la prise de conscience ou la représentation d’une menace ou d’un danger réel ou imaginaire ». Si l’on suit cette définition, la peur du déclassement serait donc l’état affectif provoqué par l’appréhension de connaître, dans son avenir, une situation de déclassement, que ce risque soit réel ou imaginaire. Dès lors, et comme le sociologue Eric Maurin s’attache largement à le rappeler, il ne faut pas confondre le déclassement et la peur de déclassement, ni leurs étendues respectives. La question est alors celle de savoir qui est marqué par ce phénomène dans la France post années 70. Si l’évidence tendrait à nous faire penser qu’il s’agirait d’abord des classes populaires ou encore de la jeunesse, nous verrons que les classes privilégiées sont loin d’être épargnées. Dès lors, la diffusion si globale d’une peur d’être déclassé, notamment parmi ceux qui ont le plus à perdre, crée de nombreuses conséquences néfastes et participe au cercle vicieux de construction des inégalités.
Etre inquiet de son avenir n’a rien d’exceptionnel. Pourtant, il semble indéniable que notre société a aujourd’hui dépassé le stade de la simple inquiétude de l’avenir pour atteindre une forme de pessimisme ambiant. A ce sujet, nombreux sont les sondages qui chaque année interrogent les Français sur leur conception de leur propre avenir ou de leur avenir commun. Selon un sondage réalisé en 2012 par l’institut CSA pour la chaîne d’info BFM-TV, 61% des Français se disent pessimistes quant à l’avenir de la société française.
Ce pessimisme ambiant au sein de la société française touche évidemment en premier lieu les catégories socioprofessionnelles les plus susceptibles de connaître un jour une situation de déclassement. Toujours selon le sondage de l’institut CSA, seuls 40% des ouvriers et 34% des employés se disent optimistes par rapport à leur propre avenir. Ce manque de confiance dans l’avenir correspond largement à une réalité certaine qui est celle de la précarité de l’emploi dans ces classes, de la reproduction sociale génération après génération, d’un avenir incertain qui fluctue grandement au gré de l’économie mondiale.
La jeunesse est aussi marquée dans une certaine mesure par cette peur du déclassement. La perte de confiance, notamment dans la valeur du diplôme est indéniable, puisque nombreux sont les étudiants qui redoutent une période de chômage ou de stage très peu rémunéré après l’obtention de leur diplôme. La crainte est alors celle de la précarité, de la difficulté à trouver un logement, de rester économiquement dépendant de ses parents alors même que la période des études supérieures est révolue, voire même de ne pas pouvoir « s’installer » ou fonder une famille.
Une partie de la jeunesse semble donc résignée à accepter sa condition à l’image de deux étudiantes en deuxième année de droit à Paris : Clara pour qui le niveau Master donne, selon elle, « plus de chance de trouver un boulot qu’une licence, mais ça ne sera pas le boulot de tes rêves je pense » ou encore Marianne qui confie la chose suivante : « je ne m’accroche pas vraiment à l’idée de faire immédiatement le métier de mes rêves, ça ne me dérangerait pas de prendre un peu tout ce qui passe en attendant ». De même, Iona, étudiante en biologie à Nantes, confie être inquiète pour son avenir dès lors qu’elle n’est « pas convaincue d’être dans la bonne voie » et qu’elle ne considère pas pouvoir se réorienter : « effectivement, je me dis que c’est un peu foutu car j’aurai toute une manière de raisonner à réapprendre ». Les études supérieures ne semblent donc plus, chez ces jeunes, une garantie suffisante pour un avenir prospère. Si bien que les filières professionnelles, pourtant longtemps dévalorisées, semblent désormais plus porteuses de garanties comme en témoigne Tom, détenteur d’un baccalauréat professionnel en gestion des milieux naturels: « je suis sûr de réussir à trouver un boulot dans mon secteur”.
Autre phénomène intéressant, la peur du déclassement paraît également marquer les catégories qui ne semblent dans les faits pas exposées frontalement à un risque réel de déclassement. Ainsi, les classes moyennes supérieures ont également largement peur de ne pas réussir à conserver leur statut, de se voir déclassées générations après générations. A ce propos, Eric Maurin écrit d’ailleurs dans une interview accordée au journal L’EXPRESS : « Échouer à l’école n’a jamais été aussi disqualifiant. De même, être licencié, c’est subir une période de chômage parmi les plus longues des pays développés. Ces menaces nourrissent une peur qui n’est nulle part aussi palpable qu’au sein des classes moyennes et supérieures. Elles sont hyperactives sur le marché scolaire et résidentiel, où elles n’ont jamais fui les classes populaires avec autant de force. La peur du déclassement engendre la ségrégation urbaine : c’est cette peur qui, depuis trente ans, met en échec les politiques de mixité à l’école. » .
La peur du déclassement, le pessimisme collectif quant à l’avenir ne semble donc épargner personne. Face à cette peur, comme à n’importe quelle autre peur, des réflexes, comportements de protection apparaissent. Dès lors, chacun veut se protéger d’un éventuel déclassement et met tout en œuvre à cette fin. Le cercle vicieux se met donc en place : le déclassement réel nourrit un climat global de peur de déclassement qui lui même induit des comportements protecteurs qui engendrent des inégalités et renforcent le déclassement.
Concevoir une réelle dynamique entre déclassement et peur de déclassement offre une possibilité de concilier les théories de L. Chauvel et de E. Maurin. Ainsi, comme l’avance L. Chauvel, il parait aujourd’hui impensable de nier l’existence même d’un accroissement du phénomène de déclassement depuis les années 70. Dès lors le constat d’un réel phénomène de déclassement palpable, notamment inter-générationnel et scolaire, conduit à la naissance d’un sentiment commun de risque de déclassement. Un ressenti d’autant plus fort chez les catégories socioprofessionnelles les plus élevées, les enfants de cadre ayant de moins en moins de certitudes d’avoir un statut aussi élevé que celui de leurs parents.
De son côté, Eric Maurin avance plutôt l’influence de la peur du déclassement sur l’augmentation des inégalités et sur la mixité sociale, ou plutôt sur sa diminution. Il faut donc ajouter, à la conception de Chauvel, qui fait du constat d’un déclassement réel la source de cette crainte, que la peur de déclassement développée par les plus jeunes générations induit certains comportements protecteurs de la part de ceux qui ont déjà « gagné leur place ». Cela conduit à un phénomène de polarisation au sein même parfois de ce qui est considéré comme étant la classe moyenne.
Ainsi, les classes moyennes supérieures craignant de voir leur mode de vie ou celui de leurs enfants déclassés, modifient leurs choix résidentiels ou encore le choix des établissements scolaires. C’est ainsi que certains parents de classes plutôt élevées choisissent de placer leurs enfants dans des établissements privés, Plus encore, le choix du lieu de vie, entre des quartiers huppés ou des quartiers populaires va contribuer à amoindrir cette mixité sociale dans le milieu scolaire, par le jeu de la sectorisation (affectation des enfants dans l’école la plus proche de leur domicile)
Plus encore, ces travailleurs favorisés, face à la précarisation des emplois des classes moyennes défavorisées, cherchent à protéger leurs positions. Ceux-ci disposent des moyens pour défendre leurs droits, pour maintenir leurs avantages (notamment la stabilité assurée par le CDI), par le biais des syndicats, des revendications salariales etc. Se développe donc la théorie des insiders /outsiders, des travailleurs syndiqués, intégrés, étant en capacité de défendre leurs droits et appartenant généralement aux catégories les plus élevées, et les travailleurs précaires, alternant souvent entre périodes d’activité et périodes de chômage, n’étant pas intégrés dans une structure d’entreprise ou syndicale. Le monde du travail se scinde alors en deux catégories et le passage pour un individu de l’une à l’autre semble très complexe.
La peur du déclassement nourrit donc des réflexes de classes, un entre-soi engendré par la crainte de l’avenir de l’ensemble des « strates de la société ». Les classes défavorisées perdent confiance en leur avenir, mais également en la structure de l’Etat et de la société qui ne semble pas offrir des solutions effectives pour garantir une mobilité sociale à tous. Si l’éducation reste le moyen premier de garantir cette mobilité, il n’en reste pas moins que les comportements des classes les plus élevées face à cette peur du déclassement, freine largement la mixité scolaire.
La peur du déclassement, si elle repose et se nourrit d’un phénomène réel de déclassement tant intergénérationnel que scolaire, contribue donc indéniablement à des « comportements de classes » chez les individus, cristallisant ainsi les inégalités. Le XXIème siècle est teinté d’une peur à tous les niveaux d’être déclassé. Le mythe du self-made man des Trente glorieuses semble désormais enterré pour laisser place à la crainte du krach boursier, de la récession mondiale et du chômage de masse, à l’image de la crise de 2008 ou de celle que nous traversons actuellement avec le COVID 19. Se sentant dépossédés de leur avenir, de leur classement ou de leur déclassement, au profit de la bourse et des actionnaires, les travailleurs n’ont plus que la peur et se voient obligés de se protéger comme ils peuvent, rentrant malgré eux dans un système de concurrence toujours plus accru.
Le risque supplémentaire est alors la récupération politique d’une telle peur, par les extrêmes notamment, qui en font le fer de lance de combats idéologiques en faveur du protectionnisme, de l’abolition de toute forme de libéralisme ou encore du retour en puissance d’une élite privilégiée et détachée du reste de la société. C’est ainsi que l’on a pu constater lors de la crise des Gilets Jaunes, symbole d’un “ras-le-bol” général face au déclassement, un enjeu pour les politiques. L’extrême droit comme l’extrême gauche et d’autres sont venus soutenir un tel mouvement, venant nourrir certaines pensées telles que l’ethnocentrisme ou l’autoritarisme comme a pu le mettre en évidence le sociologue Camille Peugny dans ses travaux. .
Angèle ESPOSITO, membre du pôle Economique & Social
Guillaume Arnould, « Eric Maurin, La peur du déclassement. Une sociologie des récessions », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2009, mis en ligne le 20 novembre 2009, consulté le 24/03/2020 :https://journals.openedition.org/lectures/823
Yvers-Marie Cann, « Tous condamnés au déclassement ? » pour la Fondation Jean Jaurès, publié le 22/02/2017 et consulté le 05/04/2020 : https://jean-jaures.org/nos-productions/tous-condamnes-au-declassement
Louis Chauvel, La spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions, Le Seuil, Paris, 2016 (Extraits)
Philippe Guibert – Alain Mergier, « Le descenseur social. Enquête sur les milieux populaires » pour la Fondation Jean Jaurès, publié le 01/04/2006 et consulté le 24/03/2020 : https://jean-jaures.org/sites/default/files/fjj_ledescenseursocialdef.pdf
Philippe Lemistre, « Le déclassement, entre mythe et réalité », publié dans le hors-série pratique n°059 d’Alternatives Economiques le 01/01/2013 et consulté le 04/04/2020 : https://www.alternatives-economiques.fr/declassement-entre-mythe-realite/00066631
Eric Maurin , « la Peur du déclassement. Une sociologie des récessions », Seuil, coll. « La république des idées », 2009, (Extraits)
PEUGNY Camille. « Le déclassement ». Paris : Grasset, 2009, (Extraits)
Marion Plault, « Louis Chauvel, La spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 60 – n° 3 | Juillet-Septembre 2018, mis en ligne le 06 septembre 2018, consulté le24/03/2020. https://journals.openedition.org/sdt/2965
Tristan Poullaouec, « PEUGNY Camille. Le déclassement », Revue française de pédagogie [En ligne], 174 | janvier-mars 2011, mis en ligne le 15 mars 2011, consulté le 13/04/2020 :https://journals.openedition.org/rfp/2775
« La précarité de l’emploi », synthèse réalisée par le groupe de travail Indicateurs en matière d’emploi, de chômage, de sous-emploi et de précarité du Conseil national de l’information statistique (CNIS) en 2008 :https://www.cnis.fr/wp-content/uploads/2017/12/DPR_2008_12e_reunion_GT_emploi_precarite_emploi.pdf
Emission La Grande Table de France Culture avec Louis Chauvel : « le déclassement, la spirale d’un déni », le 16/12/2016, écouté le 31/03/2020 : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/le-declassement-spirale-dun-deni
Marie Huret , Interview d’Eric Maurin pour L’EXPRESS, publiée le 08/10/ 2009 et consultée le 30/03/2020 :https://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/la-peur-du-declassement-touche-les-plus-favorises_793257.html
« Crainte du déclassement : la fin de l’ascenseur social ? » par La Rédaction du site vie-publique.fr, le 31/12/2019, consulté le 24/03/2020 : https://www.vie-publique.fr/eclairage/272088-crainte-du-declassement-la-fin-de-lascenseur-social
Sipa, « Les Français inquiets pour leur avenir » publié le 24/11/2012 pour Le Figaro et consulté le 04/04/2020 :https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2012/11/24/97001-20121124FILWWW00317-les-francais-inquiets-pour-leur-avenir.php
Sylvain Bourmeau, « Débat Eric Maurin, Louis Chauvel : qu’en est-il du déclassement social ? » , pour MEDIAPART, en collaboration avec La République des Idées, publié le 06/11/2009 et consulté le 04/04/2020:https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/051109/debat-eric-maurin-louis-chauvel-qu-en-est-il-du-declassement-social
Lien du débat filmé
: https://www.dailymotion.com/video/xaz6s9
[1] Le prestige est définit par le CNRTL comme étant le « Fait d’imposer le respect, d’inspirer l’admiration, de séduire, de faire forte impression. » . Dès lors, la notion de prestige social peut se comprendre comme étant l’ensemble des marqueurs sociaux qui indique l’appartenance à une certaine classe sociale.
[2] Le descenseur social, Enquête sur les milieux populaires, Philippe Guibert et Alain Mergier, 2006
[3] « La précarité est aujourd’hui partout », Contre-Feux, Paris 1998, Liber Raisons D’agir
[4] Le descenseur social, Enquête sur les milieux populaires, Philippe Guibert et Alain Mergier, 2006