Groupe Socialiste Universitaire


Egalité des genres, Le GSU

Le revirement Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization[1] sur le droit à l’avortement aux Etats-Unis

Posté le 24 novembre 2022 par Groupe Socialiste Universitaire

Le 2 octobre 2022, presque 100 jours après l’annonce de l’arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization (le 24 juin 2022), la journaliste spécialiste de la Cour suprême,  Amy Sorkin, a écrit dans The New Yorker, « The United States Supreme Court is the institution designed to insure that our laws align with our rights[2] ».

Ce pouvoir, inhabituel si on le compare aux hautes cours dans les autres démocraties, découle du fait que ses neuf juges sont nommés à vie. Cela rend les nominations à la fois très lourdes de conséquences et souvent politiques. Comme les décisions de la Cour interviennent souvent sur des questions cruciales – telles le droit à l’avortement – elles peuvent établir un précédent constitutionnel à travers le pays qui durera sur une génération voire plus.

Dans cet article, je propose de revenir sur le cheminement qui a mené à l’arrêt Dobbs, les arguments utilisés par la Cour suprême afin de renverser Roe v. Wade et Planned Parenthood v. Casey, et l’impact de Dobbs à court, moyen et long terme.

Nous verrons que contrairement à ce que de nombreux analystes ont avancé, les arguments utilisés par la majorité dans Dobbs se sont dotés d’un encadrement juridique recevable, et qu’il ne s’agit pas d’un arrêt « aberrant » comme l’écrivent certains.

Contexte politico-juridique

Tous les analystes s’accordent pour dire que l’arrêt Dobbs a constitué une onde de choc en ce qu’il a balayé un demi-siècle de protections constitutionnelles dans le domaine des reproductive rights/droits reproductifs, et par conséquent a porté un coup à l’égalité entre les femmes et les hommes.  Bien que le contenu putatif du texte fût connu, ayant fuité en mars 2022, le choc ne fut pas moins puissant lors de l’arrêt rendu en juin 2022, et les réactions non moins rapides. Dans de nombreux états, quasi-immédiatement, l’arrêt a donné lieu à une mosaïque d’interdictions de l’avortement variant d’un État à l’autre et à la perspective de nouvelles interdictions dans tout le pays, transformant ce qui n’était que des scénarios hypothétiques en cauchemars politiques, juridiques, et surtout sociaux pour des millions de femmes américaines.

A lire la décision de la majorité (porté par le juge Samuel Alito/Bush Sr Nominee), ce revirement de Roe v. Wade (et par la même occasion de Planned Parenthood v. Casey, 1992) coulait de source car Roe et Casey étaient  des « aberrations, venant de nulle part, allant nulle part – et donc faciles à exciser du droit constitutionnel ».

Or, c’est tout le contraire : Roe et Casey sont le fruit de nombreux arrêts antérieurs et qui ont nourris des arrêts venant après eux. Depuis 1965 et jusqu’en 2015, des arrêts ont interrogé et renforcé le right to privacy/droit à la vie privée au nom des principes de liberté individuelle et d’égalité, ce que nous pourrons appeler des droits fondamentaux.

En effet, Roe et Casey se sont appuyés sur des décisions telles que Griswold v. Connecticut (1965) qui a forgé le principe du droit à la vie privée en matière de non-procréation, affirmant le droit des couples mariés à avoir des relations sexuelles sans risquer la procréation, et Eisenstadt v. Baird (1972) étendant Griswold à tous les individus, mariés ou non – Loving v. Virginia (1967) protégeant le mariage interracial – et enfin Roe v. Wade (1973) déclarant qu’une femme avait un droit constitutionnel à mettre fin à une grossesse non-désirée. 

A son tour, Roe avait fourni les bases de décisions telles que Lawrence v. Texas (2003) confirmant le droit des adultes consentants d’avoir des relations sexuelles avec des partenaires de n’importe quel sexe, et Obergefell v. Hodges (2015) affirmant le droit des gens à épouser ceux qu’ils aiment, quel que soit leur sexe.

Un petit zoom sur Roe est ici utile : avant 1973, et depuis le milieu du XIXe siècle, la question de l’avortement relevait de chaque état, ayant compétence à l’interdire ou à l’autoriser. Dans seulement deux États (New York, Californie), et sous certaines conditions, le recours à l’avortement était autorisé. C’est alors du Texas qu’est partie l’affaire de Jane Roe, pseudonyme d’une femme enceinte qui, avec ses deux avocates Sarah Weddington et Jane Coffee (les premières femmes à plaider devant la Cour suprême), a mené une bataille juridique depuis les tribunaux de l’état du Texas jusqu’à la Cour suprême. Le but était d’obtenir une décision qui déclarerait comme anticonstitutionnelle l’interdiction du recours à l’avortement. Cet objectif fut atteint avec l’opinion majoritaire (7 voix contre 2) de Roe v. Wade en 1973.

Or, il faut bien souligner que cet arrêt ne légalise pas à proprement parler le recours à l’avortement à travers le pays, mais définit un cadre limité dans lequel, en vertu de son droit à l’intimité (right to privacy), une femme pouvait légalement mettre fin à une grossesse. Et surtout, ce droit constitutionnel n’était pas absolu. En effet, les juges ont construit un cadre trimestriel de gestation selon lequel le droit de la femme s’effaçait progressivement devant le devoir de l’État de protéger une vie potentielle.

Ainsi, durant les trois premiers mois de gestation, une femme avait un droit constitutionnel au recours à l’avortement, ensuite les États fédérés retrouvaient progressivement une marge de manœuvre, du troisième au sixième mois de grossesse, un état fédéré ou l’État fédéral pouvait limiter le recours à l’avortement pour protéger la santé ou la vie de la mère et, enfin, durant les trois derniers mois de gestation, ils pouvaient l’interdire pour protéger la vie potentielle du foetus. 

Au fur et à mesure des connaissances médicales en soins des grands prématurés, cette trimestrialisation va céder la place au concept de viabilité du fœtus, située environ à 24-25 semaines de gestation.

Roe fut sévèrement critiqué par la minorité de la Cour à cette époque, qui souligna l’argument avancé par les mouvements anti-avortement : la réglementation de l’avortement ne devait pas relever de l’État fédéral, mais de chaque état fédéré. Cet argument s’appuie sur « l’histoire et la tradition américaines » depuis le milieu du XIXe siècle, et aussi sur le 10eAmendement à la Constitution, selon lequel les pouvoirs et compétences non réservés à l’État fédéral (éducation, droit pénal, santé publique) reviennent aux États fédérés. 

Ainsi, l’avortement relevait de la santé publique autrement dit par des politiques publiques élaborées dans chaque état. Cet arrêt était donc un exemple flagrant « d’activisme judiciaire », car la seule mission d’un juge était d’appliquer « strictement » les principes de la Constitution (ce qu’on appelle le strict constructionism ou orginalism). La Constitution ne mentionnant nulle part l’existence d’un droit constitutionnel à l’avortement, tout juge qui soutiendrait la jurisprudence de l’arrêt Roe v. Wade serait systématiquement opposé à la Constitution.

La jurisprudence de Roe va subir des transformations importantes à partir de 1973. Ce sont surtout les arrêts de la Cour suprême dans Webster v. Reproductive Services (1989) et Planned Parenthood v. Casey (1992) qui signent le transfert vers les états fédérés du pouvoir de définir les critères d’accès à l’avortement, reflétant un mouvement plus général et qui touchait d’autres domaines (l’aide sociale, notamment), connu sous le terme de « dévolution », autrement dit le retour de compétences élargies aux états fédérés.

Quel était l’objectif de ces décisions ? Le même que celui exprimé par Samuel Alito (l’auteur aujourd’hui de la décision majoritaire dans Dobbs) dans son rapport de 1985 remis au Président Reagan, dans lequel il dénonce l’activisme judiciaire de l’arrêt Roe v. Wade, et où il présente une « stratégie pour tout d’abord diminuer la portée de l’arrêt » pour enfin ramener le pays dans son contexte d’avant Roe v. Wade, où chaque État fédéré décidait si l’avortement était ou non légal. Webster et Casey vont permettre le véritable essor de cette stratégie. 

Cette « dévolution » a permis aux législateurs des états conservateurs de promulguer des lois de plus en plus restrictives dans l’accès à l’avortement. Si d’aventure ces lois étaient contestées par les tenants du droit à l’avortement devant les tribunaux, le succès n’était guère au rendez-vous  pour les avocats « pro-choice »: et ceci est principalement dû à la transformation du judiciaire fédéral américain depuis les années 80, pas seulement à la Cour suprême, mais aussi et surtout dans les juridictions de première instance (Federal District Courts) et les cours d’appel (Federal Courts of Appeal), où 80 % des affaires mettant en jeu des questions de constitutionnalité sont jugés.

Le rôle des juges « conservateurs » à travers ces tribunaux et lorsqu’ils étaient dans la majorité étaient considérable. Ils n’étaient pas forcément conservateurs en matière de mœurs personnelles, bien que cela soit souvent le cas, mais conservateurs dans leurs visions des rapports entre l’État fédéral et les états fédérés. Ils sont aussi connus sous le terme de juges « anti fédéralistes » qui considèrent le droit des états fédérés à légiférer dans de nombreux domaines supérieurs à celui de l’État fédéral à intervenir, une position qui comme le savez remonte aux origines de la création des EU.

Dobbs 

Tournons-nous désormais vers Dobbs.

Comme cela fut dit, depuis 1989, mais surtout depuis 1992, les états ont promulgué des centaines de lois qui diminuent l’accès à un avortement légal et sûr pour des milliers de femmes, dont la plupart sont mineures et pauvres.

Une de ces lois, celle de 2018, dans le Mississippi : la « Loi sur l’âge gestationnel » interdit tout avortement, à quelques exceptions près, après 15 semaines de gestation. Le Jackson Women’s Health Organization, le seul établissement autorisé à pratiquer des avortements dans le Mississippi a intenté un procès devant un tribunal fédéral de district pour contester cette loi. D’appel en appel, l’affaire arrive devant la Cour suprême qui doit répondre à la question suivante : la loi du Mississippi interdisant les avortements après 15 semaines de gestation est-elle anticonstitutionnelle ?

La réponse fut non, 6 juges contre 3. Le juge Samuel Alito a rédigé l’opinion majoritaire de la Cour.

🡪 La Constitution ne confère pas un droit à l’avortement ; Roe et Casey sont renversés.

🡪 La Constitution ne mentionne pas l’avortement. Ce droit n’est ni profondément enraciné dans l’histoire de la nation ni une composante essentielle de la « liberté ordonnée ».

Il est important de poser un regard un peu plus technique sur cette décision. Préalablement, Roe avait mis en avant la due process clause du 14ème Amendement pour fonder le right to privacy et le droit pour une femme de mettre terme à une grossesse non-désirée. En droit américain, la clause de due process est composé de deux facettes : des droits procéduraux (procedural rights), d’un côté, et des droits substantiels (substantive rights) de l’autre. Parmi ces derniers figurent non seulement les droits qui sont garantis par les huit premiers amendements de la Constitution, mais également des droits qui sont considérés comme fondamentaux mais qui ne sont pas énumérés dans la Constitution. 

Or, qui et comment décide-t-on qu’un droit entre dans l’une ou l’autre de ces catégories ? Samuel Alito apporte une réponse dans la décision majoritaire de Dobbs : « Il importe de s’assurer qu’il est, d’une part, profondément enraciné dans l’histoire et la tradition américaines (« is deeply rooted in (our) history and tradition ») – ce qui correspond à un critère dit « historique » – et qu’il constitue, d’autre part, la véritable essence d’un projet d’une liberté ordonnée de la Nation (« whether it is essential to this Nation’s « scheme of ordered liberty » ») – ce qui renvoie ici à un critère dit « systémique ».

Dans Dobbs, ce second facteur de nature systémique est totalement écarté par la
Cour, qui décide de centrer son analyse sur le seul et unique critère historique,
privilégiant une interprétation de la Constitution fédérale conforme au sens qu’elle
avait au moment de sa ratification. Retenant une lecture tout à la fois littérale et
originaliste de la Constitution, les juges rappellent que la Cour a toujours été réticente à l’idée de reconnaître des droits qui ne sont pas expressément mentionnés dans la Constitution. Ils expriment enfin que cette dernière doit impérativement être interprétée en fonction du contexte historique dans lequel elle a été écrite, que l’on se place au moment de l’élaboration du Bill of Rights ou en 1868, date à laquelle le XIVe Amendement a été adopté, au sortir de la Guerre de Sécession.

Partant de ce raisonnement, la Cour constate qu’aucun droit à l’avortement ne peut être issu de la Constitution. Ni le texte de la Constitution, ni l’histoire, ni aucun précédent ne peuvent soutenir le raisonnement qui avait donné naissance à Roe, laquelle était donc profondément erronée. Par conséquent, la Cour doit « corriger sa propre erreur » («correct (its) own mistake »), en appliquant non pas un contrôle renforcé («heightened scrutiny ») mais un « contrôle au motif rationnel » (« rational basis review»), autrement dit le contrôle le plus faible qui soit.

Conséquences

A court et moyen terme

Depuis l’arrêt Dobbs, 66 cliniques réparties dans 15 États ont été contraintes de cesser leurs activités en matière d’avortement. Cela signifie qu’aucun prestataire ne propose actuellement l’avortement dans ces États.

A moyen terme, un total de 26 États vont ou sont susceptibles d’interdire l’avortement dans l’année qui vient. Cela veut dire que 58% des personnes en âge de procréer (soit environ 40 millions de personnes) vont perdre le droit à l’avortement dans ces états.

Des millions de personnes devront parcourir des centaines de kilomètres pour accéder à l’avortement. Diverses difficultés vont empêcher de nombreuses personnes de parcourir ces longues distances, comme le fait de devoir s’absenter du travail, de trouver une garde d’enfants et de couvrir les frais de déplacement, sans parler de ceux liés à l’avortement, car il n’est pas pris en charge par les fonds fédéraux attribués aux programmes de santé reproductive. 

Il est aussi important de noter que la fermeture de cliniques dans certains états se ressent dans tous les autres États, même ceux où l’avortement reste légal. Les cliniques qui restent ouvertes sont inondées de personnes venant d’États où l’avortement est désormais interdit, soit à court terme, soit à long terme.  Cela signifie que la capacité et le personnel des cliniques ouvertes sont poussés à bout, ce qui entraîne des temps d’attente plus longs pour les rendez-vous, même pour les résidents des États où l’avortement reste légal.

Il y a aussi les conséquences à moyen et long terme sur la télémédecine. De nombreux états hostiles à l’avortement promulguent également des lois qui puniraient une femme se procurant la pilule abortive en ligne. Les groupes féministes alertent les femmes sur l’usage des applications de suivi menstruel et de fertilité tel Flo ou Clue, très appréciées aussi bien aux Etats-Unis qu’en France, mais dont les informations peuvent tomber dans les mains des autorités.

Enfin, certains états hostiles à l’avortement réfléchissent à la manière de criminaliser le fait de sortir d’un état pour se déplacer dans un autre pour obtenir un avortement. Un avenir pour les avocats et les défenseurs des droits, tout comme leurs adversaires, qui promet d’être un cauchemar juridique et politique.

A long terme

La décision Dobbs pourrait mettre en danger d’autres précédents de la Cour suprême. En particulier, elle laisse vulnérables les affaires qui ont établi des « droits non énumérés » à la vie privée, à l’intimité et à l’autonomie corporelle – des droits que la Constitution ne nomme pas explicitement mais que les majorités précédentes de la Cour avaient considérés comme des extensions raisonnables des libertés protégées par le Quatorzième amendement. Nous en avons parlé dans la première partie de cette présentation, il s’agit du droit à la vie privée en matière de non-procréation, le mariage interracial, du droit des adultes consentants d’avoir des relations sexuelles avec des partenaires de n’importe quel sexe, et du droit des gens à épouser ceux qu’ils aiment, quel que soit leur sexe.

Dobbs pourrait aussi mener, et les tentatives sont déjà enclenchées, vers la définition d’un embryon, voire d’un fœtus, comme une personne, ce qui aurait des conséquences sur la pratique de la procréation médicalement assistée et le dépistage de maladies prénatales. Nous constatons d’ores et déjà des projets dans certains états d’interdire ces pratiques.

Conclusion

Que faire pour protéger le droit des femmes à disposer de leur corps ? Lawrence Tribe, juriste éminent, estime que la tâche la plus immédiate consiste à faire ce que les citoyens du Kansas ont fait, c’est-à-dire garantir l’accès à l’avortement par référendum populaire ou faire en sorte que les constitutions des États protègent l’intégrité corporelle et les droits des femmes et des minorités sexuelles.

Seulement après faudra-t-il se concentrer sur une codification législative nationale du droit à l’avortement, mais pour cela il faut attendre les Midterms de novembre 2022– just around the corner. 

Enfin, l’on pourrait envisager des mesures plus difficiles à mettre en œuvre, par exemple, l’élargissement du nombre de juges à la Cour suprême afin de passer de la taille actuelle de neuf juges à treize, ou d’autres réformes de la CS par exemple, la fin des nominations à vie. 

Dans l’immédiat, quelle que soit l’ampleur de la réaction des États, des villes, des cliniques et des militants à l’encontre de Dobbs, force est de constater que cet arrêt impose d’ores et déjà un ordre nouveau. Un ordre qui n’est pas souhaité par la majorité des américaines, car il consiste sans ambiguïté en une atteinte à la liberté et l’égalité des femmes et de leur vie reproductive. 

Par Jennifer Merchant


[1] https://www.oyez.org/cases/2021/19-1392

[2] Trad: “La Cour suprême des Etats-Unis est l’institution permettant de garantir que nos lois restent conformes à nos droits.”