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Economique et social, Recherches

La crise du syndicalisme en France : L’application du modèle de Gand, solution ou mirage ?

Posté le 1 septembre 2021 par Linah Bonneville

« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » L’appel du Manifeste du Parti Communiste de 1848 par Karl Marx et Friedrich Engels appelle ainsi les ouvriers à s’unir pour faire valoir leurs droits. Quarante ans plus tard, les syndicats sont légalisés en 1884 avec la loi Waldeck-Rousseau permettant aux ouvriers de se regrouper pour défendre leurs intérêts face à la toute puissance du patronat. 

Cependant, malgré son caractère essentiel, le syndicalisme en France est « aujourd’hui le plus divisé d’Europe ».[1] Il dénote également par la faiblesse de ses effectifs puisque s’il représente 98% des salariés en 2011, seuls 11% d’entre eux adhèrent à un syndicat . En effet, la France dispose d’une liberté de choix consacrée dans le préambule de la Constitution de 1946, repris par celle de 1958 : « Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale et adhérer au syndicat de son choix. » Ainsi, l’un des piliers du droit français en la matière est la liberté d’adhérer ou non. De cette liberté de choix découle un pluralisme prégnant. Les syndicats en France sont nombreux, divisés et politisés. Beaucoup se réclament de la Charte d’Amiens et affirment donc le rôle politique propre au syndicat et indépendant des organisations politiques. En effet, la Charte d’Amiens adoptée en octobre 1906 par le 9ème congrès de la CGT consacre une conception du syndicalisme fondée à la fois sur une défense des travailleurs et une lutte pour la transformation de la société tout en prônant une indépendance des partis politiques et de l’Etat. Ainsi, « Le Congrès confédéral d’Amiens confirme l’article 2, constitutif de la CGT : (…) le Congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué, de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors. »

De plus, les accords professionnels connaissent une extension les rendant applicables aux syndiqués comme aux non syndiqués ce qui constitue également une spécificité française.[2]

En effet, selon l’article L.2111-1 du Code du travail, « Les dispositions du présent livre (Livre Ier Les syndicats professionnels) sont applicables aux employeurs de droit privé ainsi qu’à leurs salariés. Elles sont également applicables au personnel des personnes publiques employé dans les conditions du droit privé, sous réserve des dispositions particulières ayant le même objet résultant du statut qui régit ce personnel. »

Une réservation de l’application des accords collectifs de travail aux seuls salariés adhérents à un syndicat ayant conclu l’accord constituerait-elle une réponse satisfaisante à la baisse du syndicalisme en France ? 

Les deux obstacles majeurs à la syndicalisation demeurent la division et la politisation des syndicats. La division syndicale entraîne une faiblesse incontestable du fait de la faible représentation[3]. Une confrontation du syndicalisme français avec celui des autres pays européens renforce l’impression d’un regroupement nécessaire. Les pays nordiques affichent en effet un taux de syndicalisation de 70% des salariés. De plus, les syndicats y bénéficient de pouvoirs considérables. Cette différence repose sur leur fonctionnement selon le système de Gand, « un système de relations professionnelles où l’appartenance à un syndicat conditionne l’accès à certains droits sociaux tels que l’assurance chômage ou l’assurance maladie. Il s’agit d’un syndicalisme de service permettant aux syndicats de mettre en place une stratégie de recrutement et de fidélisation de leurs adhérents. »[4]

Ce système donne également lieu à un rapport de force équilibré avec les institutions limitant les interventions telles que la grève. Les syndicats sont en effet suffisamment puissants et représentatifs pour négocier directement avec les entreprises comme avec les institutions publiques. Ainsi, le Danemark ​​maintient une solide tradition de dialogue social au sein du secteur public et les accords cadres y font l’objet de négociations entre le ministère des finances et la fédération des employés de l’Etat.

Le syndicalisme des pays nordiques se détache également du syndicalisme français par son absence d’idéologie politique et sa structure majoritairement unitaire.[5] La mission des syndicats consiste à défendre les intérêts collectifs des salariés sans mener de lutte idéologique sur l’échiquier politique. 

Les syndicats français sont en revanche particulièrement politisés et, selon un rapport du Défenseur des droits de 2019, la « peur des représailles » et des discriminations est un frein conséquent à l’engagement syndical.[6] Etant donnée la forte politisation, il est d’autant plus difficile de se reconnaître dans les revendications et de s’engager. 

Ainsi, on peut considérer qu’appliquer un tel modèle à la France réglerait les problèmes de baisse du syndicalisme et serait in fine bien plus représentatif et avantageux. Cette proposition n’est pas nouvelle, MM. Olivier Faure, Dominique Potier et Boris Vallaud avaient soumis une proposition de loi en 2017 visant à « la reconnaissance d’un dispositif tel que le « temps partiel civique » au sein de l’entreprise permettant de libérer les salariés en quête d’engagement sociétal en sus de leurs engagements professionnels. » [7]

De même, diverses solutions sont explorées au sein du groupe LREM qui cherche à mener à un « renouveau du syndicalisme » au travers, par exemple, d’une réservation des avantages obtenus par les syndicats à leurs adhérents selon le modèle suédois.[8]

Cependant les syndicats eux-mêmes ne sont pas réceptifs à une telle obligation de syndicalisation. En effet, limiter l’application des accords collectifs de travail aux seuls salariés adhérents à un syndicat ayant conclu l’accord ne laisserait pas le choix au salariés, nul ne souhaitant se défaire volontairement de ses avantages. Le secrétaire général de la Force Ouvrière, Yves Veyrier déclare à ce sujet « Le principe de liberté syndicale est une norme fondamentale, et dès qu’on rend cela obligatoire, il existe un danger démocratique ». Cette position est cependant liée au caractère apolitique de la Force Ouvrière qui opère une distinction nette entre l’engagement politique et l’engagement syndical et s’oppose donc fortement à une jonction obligatoire de ces deux engagements vastement divergents. 

La CEDH conforte cette position en affirmant que la liberté de se syndiquer telle que protégée par la convention nécessite une liberté de ne pas se syndiquer. De plus, le système de protection social français étant étatique et non fondé sur une intégration des syndicats à la gouvernance, celui-ci repose sur une universalité des protections sociales ainsi qu’une uniformité des prestations mise à dispositions selon les besoins des individus. Il s’agit d’une différence de fonctionnement fondamentale. Or, l’instauration d’un syndicalisme de service remettrait en cause ce paradigme.[9]

Ce fonctionnement entraînerait également une remise en question et un affaiblissement du modèle français où les négociations de branche et les accords d’entreprise s’étendent à tous les salariés, syndiqués ou non, le principe même du syndicat en France étant de se battre pour d’autres que soi-même. En effet, l’article 8 du préambule de la Constitution de 1946 précise que « Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises. » 

Il serait donc nécessaire, pour mettre en place un tel système, de procéder à une refonte des principes du droit du travail d’une manière qui déstabiliserait ses fondements. Quand bien même tous les salariés adhéreraient à un syndicat, le fait qu’il existe différents syndicats négociant chacun leurs propres accords entraînerait un morcellement considérable du droit du travail. Chaque salarié se verrait appliquer un droit différent en fonction de son syndicat. Outre la complexité manifeste de la situation pour les salariés, le risque de désorganisation au sein même d’une profession serait considérable et favoriserait le risque d’erreurs et d’abus dans l’application des accords collectifs de travail. Ainsi, la mise en place d’un tel modèle en France serait difficile voire impossible.

On peut également considérer que le fait de réserver l’application des accords collectifs de travail aux seuls salariés adhérents à un syndicat ayant conclu l’accord induirait des inégalités considérables entre les salariés notamment du fait du nombre de syndicats différents et de leurs idéologies. 

Il est difficile de demander à un salarié de se syndiquer alors qu’il ne trouve aucun lien idéologique avec le syndicat en question. Une adhésion par seul intérêt ne conduirait pas à une véritable participation. 
« Les syndicats veulent des gens qui s’engagent volontairement. Recruter sur la base de l’obligation heurterait la conception militante du syndicalisme, et signifierait l’arrivée de personnes peu investies dans les syndicats, ce qu’ils ne souhaitent pas » allègue le chercheur à l’IAE de Paris Sorbonne Rémi Bourguignon, dont la position s’explique notamment par le surmenage politique en France sur l’extrême gauche.[10] Il est nécessaire de considérer le véritable taux de participation: une adhésion ne crée pas nécessairement un engagement et l’intérêt d’avoir un nombre considérable d’adhérents est limité si ceux-ci ne fournissent pas de travail au sein du syndicat. 

De plus, en France une syndicalisation entraîne immédiatement un rapprochement avec une idéologie politique, chose qui n’est pas désirée par bien des travailleurs. Deux options se présentent. D’une part, abandonner les questions d’idéologie pour mettre en place des syndicats neutres ce qui constituerait une négation de leur histoire profondément ancrée, notamment vis à vis de la Charte d’Amiens dont se réclament de nombreux syndicats. D’autre part, un éclatement des grands syndicats en des syndicats de taille bien plus modeste mais plus représentatifs de l’idéologie de chacun. Cette seconde option résulterait cependant en un affaiblissement général. 

Le problème de la baisse de syndicalisation ne se limite pas à la France, et s’étend dans les pays suivant d’autres modèles. Ainsi, le taux de salariés syndiqués n’a jamais été aussi bas en Allemagne comme en Suède bien qu’il demeure considérablement plus élevé qu’en France. Le monde du travail remet en cause l’utilité des syndicats quand il ne les rejette pas simplement. Les conséquences économiques et sociales de la baisse du taux de syndicalisation sont pourtant cruciales[11]. Le Fond Monétaire International signale ainsi “l’existence d’un lien entre la baisse du taux de syndicalisation et l’augmentation de la part des revenus les plus élevés dans les pays avancés durant la période 1980-2010 »[12]. “Une moitié environ” du développement des inégalités pourrait ainsi être attribuée à l’affaiblissement des organisations syndicales .Il s’agit pour les syndicats de faire face à de nouvelles problématiques telles que la précarisation du statut des salariés, la perte de visibilité sur l’évolution des métiers, la crise actuelle afin de moderniser le syndicalisme. L’application des accords collectifs de travail aux seuls salariés adhérents à un syndicat ayant conclu l’accord ne constituerait donc pas à elle seule une réponse satisfaisante au problème de baisse du syndicalisme en France et serait particulièrement ardue à mettre en place. 


[1] H. Landier  : « Espoir ou Utopie : une réunification du syndicalisme français est-elle possible ? » Management social , décembre 2003, n° 664, page 2.

[2] Mouriaux, R. (2006). Le syndicalisme français : combien de divisions ?. Mouvements, no 43(1), 71-75. doi: 10.3917/mouv.043.0071.

[3] DARES, « Mythes et réalités de la syndicalisation en France Premières synthèses » Information , octobre 2004, n° 44.2, p. 5.

[4] « La syndicalisation en France : paradoxes, enjeux et perspectives » Lettre du Trésor n°129

[5] Les syndicats en France et en Allemagne: Difficiles adaptations aux mutations de la société Brigitte Lestrade Avril 2007 

[6] « La «peur des représailles», premier frein à l’engagement syndical », Libération, 19 septembre 2019 

[7] Proposition de loi n° 476 Enregistrée à la Présidence de l’Assemblée nationale le 6 décembre 2017. 

[8] Le Figaro, “Faut-il rendre la syndicalisation obligatoire? La République en marche y réfléchit”, par Wladimir Garcin-Berson, 1 mars 2019 

[9] « Trois pistes pour réformer le syndicalisme français » Eric Verhaeghe

[10] Le Figaro, “Faut-il rendre la syndicalisation obligatoire? La République en marche y réfléchit”, par Wladimir Garcin-Berson, 1 mars 2019

[11] Le Monde Diplomatique, “Eloge des syndicats”, par Serge Halimi, avril 2015

[12] Finance & Développement, “Le pouvoir et le peuple”, Florence Jaumotte et Carolina Osorio Buitron, Washington, DC, mars 2015