Posté le 5 novembre 2024 par Groupe Socialiste Universitaire
En mai 2009, l’historien et activiste Howard Zinn publiait un article intitulé « Changing Obama’s Mindset », dans le journal américain The Progressive, faisant part des ses inquiétudes concernant l’orientation de la politique du président fraîchement élu dans une ambiance de crise économique généralisée[1]. Le tracas du défunt historien se constituait alors à l’endroit de la capacité d’Obama à rompre avec les « politiciens » démocrates, et de représenter une véritable alternative, une « rupture avec le passé ». Selon Zinn, l’histoire politique américaine est traversée par un fil conducteur qu’aucune étiquette politique n’est en capacité de vraiment transcender. Ce fil d’Arianne de l’histoire des Etats-Unis qu’Obama n’osait couper se compose de deux éléments : le capitalisme et le nationalisme. La nouvelle élection présidentielle américaine fait se rejouer, sous nos yeux, ce même spectacle, tout en étant traversée par des problématiques uniques.
Pour planter le décor dans des termes plus contemporains, le premier enjeu de cette élection consiste en un choix, pour les électeurs américains, entre l’ancien président républicain Donald Trump, et l’actuelle vice-présidente démocrate Kamala Harris. Ces deux figures s’affrontent d’abord, et avant tout, sur le terrain narratif. Si l’importance de la communication narrative en politique, c’est-à-dire de la constitution méticuleuse et onéreuse de dispositifs de « récits de soi », n’est plus à démontrer, elle prend une prépondérance particulière aux Etats-Unis. Le dernier débat présidentiel en date (le 10 septembre 2024) a largement démontré la prégnance de l’ordre de l’esthétique langagière en dépit d’un approfondissement des problématiques purement politique. Trump, fidèle à son ethos raciste et complotiste s’est fait le porte-voix de légendes urbaines de l’extrême droite, comme celle des populations d’origine haïtienne mangeant leurs animaux de compagnie, tout en restant dans un registre xénophobe. Kamala Harris n’a quant à elle jamais embrayé sur des éléments de programme, restant tout le débat durant dans l’arène, dominante et confiante, du conflit d’image. S’il reste difficile de débattre quand l’adversaire investit un terrain uniquement émotionnel et volontairement violent et démagogique, la rhétorique employée par Kamala Harris dévoile quelque chose de plus structurel ou du moins de plus politique : elle ne semble pas représenter une alternative politique, une rupture, appelez-le comme vous le voulez, un changement d’orientation dicible. D’ailleurs, si elle a paru toujours en contrôle et ayant toujours une réponse pour les affronts de Trump lors du débat, c’était parfois en dépit de positions politiques foncièrement différentes. Sur le sujet des armes à feu par exemple, elle déclarait fièrement posséder une arme et refusait de se le faire enlever, allant jusqu’à accuser Trump de vouloir confisquer les armes à feu des américains. Sur de nombreux autres sujets, la candidate démocrate semblait avoir à cœur de se présenter comme raisonnable, calme et en contrôle, tout en faisant du pied aux partisans républicains qui refusent l’investiture de Trump comme candidat.
Biden, Kamala Harris et le nouveau New Deal
Si toute cette stratégie peut faire gagner une élection, elle ne permet pas de se constituer en alternative. À ces égards, le programme de Joe Biden semblait à bien des égards plus ambitieux et innovant sur les questions économiques et sociales que celui de Kamala Harris, et puisqu’il faut bien le dire ici, plus progressiste. Nous nous réservons de parler de gauche, non pas parce que ce mot en est un gros outre-Atlantique, mais bien parce que Joe Biden représente l’aile droite du Parti démocrate états-unien. Néanmoins, une aile droite qui a su s’assouplir notamment face à l’ampleur des inégalités structurelles rendues encore plus béantes avec la crise du covid lorsque Kamala Harris semble vouloir rester rigide. Premier président à s’être rendu sur un piquet de grève, celui des travailleurs et travailleuses de l’industrie automobile du Michigan, Joe Biden avait à cœur de se montrer comme le président des syndicats et surtout de la classe ouvrière. Pendant le débat du 10 septembre, il semblait même qu’elle s’enhardissait et surtout se contentait du bilan de son prédécesseur, tout juste retiré de la course. La stratégie est cohérente, et les démocrates présentent le bilan de Biden comme celui d’une reprise en main du pays après que la tornade Trump l’ait mis à feu et à sang. Sous le mandat de Biden, les salaires et la croissance ont augmenté, de nombreux emplois ont été créés et le chômage a diminué. Les investissements productifs, industriels et techniques ont aussi repris de plus belle. Les données macroéconomiques font de Biden un président du progrès social et les démocrates s’en gargarisent. Néanmoins, elles cachent de nombreux problèmes structurels qui persistent ou même s’aggravent. Pour arriver à ce résultat, Biden a lancé une sorte de nouveau New Deal : l’intervention massive du budget de l’Etat américain dans l’économie fut de nouveau de mise, suivant des perspectives économiques neo-keynesiennes. Cette approche a notamment permis de développer les secteurs du numérique et de la transition écologique en un éclair. À coup de subventions massives dans les secteurs des énergies renouvelables, de la voiture électrique, des semi-conducteurs ou des batteries, la Maison Blanche souhaitait lancer une vague de réindustrialisation aux Etats-Unis. Cependant, si les salaires ont augmenté, ils n’ont pas été indexés sur l’inflation galopante qui ravage l’économie des ménages les plus démunis. Se loger et se nourrir n’a rarement été aussi compliqué, et seule l’épargne des américains permet le maintien d’un niveau de vie minimal. Si la capacité de Biden à mobiliser 125% du PIB pour relancer une économie dévastée par le covid est courageuse, elle ne change pas grand-chose, du moins pas pour les gens qui ont pris cette crise en pleine face. La baisse du chômage masque la grande précarisation des emplois et la généralisation du temps partiel et ce nouveau New Deal américain n’entend pas rompre avec cette inégalité profonde et structurelle. Bien au contraire, il reste bien emmuré dans la logique obscure du ruissellement, privilégiant l’aide massive aux plus grandes entreprises, fleuron de l’économie, qui sont pourtant celles ayant le moins souffert de la crise covid. L’un des premiers bénéficiaires de ces aides provenant du budget américain est sans doute l’entreprise de voitures électriques Tesla d’Elon Musk. Le milliardaire mégalomane rend d’ailleurs bien mal la pareille aux démocrates en menant une campagne médiatique complotiste et ouvertement favorable au candidat Donald Trump. Alors que la société américaine se retrouve à un niveau critique d’asphyxie, Kamala Harris se refuse à avancer des mesures programmatiques en mesure de véritablement corriger la situation. Lors du débat, elle n’a avancé que trois véritables propositions : l’expansion du crédit d’impôt pour enfants, la construction de trois millions de logements supplémentaires ou d’une aide à la mise de fonds de 25 000 $ pour les acheteurs d’une première maison. Pire encore, le sujet du changement climatique a été évité par Kamala Harris et la question de la santé et du prix des soins, premier souci économique des américains, n’a tout simplement pas été abordé. Seul Trump le mentionna, en toute fin de débat, en accusant son adversaire de vouloir offrir aux américains des soins de santé gratuits payés par le gouvernement, quelle abomination ! Ses dernières prises de parole sembleraient aussi confirmer que Kamala Harris a même complètement abandonné l’idée, pourtant très populaire de Biden, mais morte-née au Congrès en 2021, d’abaisser l’âge de Medicare de 65 ans à 60 ans et d’élargir le programme à l’audition, aux soins dentaires et à la vision.
Le gendarme et l’hégémonie
C’est aussi pour toutes ces raisons que la candidature de Kamala Harris laisse perplexe une bonne partie de l’aile gauche du Parti démocrate et en premier lieu, Bernie Sanders. C’est seulement à la fin juillet que Bernie Sanders finie par apporter officiellement son soutien à la candidature de Kamala Harris lors d’un discours à Portland. Il mettait alors en exergue certaines attentes quant à l’amélioration des conditions de vie des travailleurs et travailleuses américain.es, comme avait pu le faire Howard Zinn avec Obama il y quelques années. Au-delà des arcanes du parti, la société américaine progressiste est aussi partagée sur la candidature de l’ancienne procureure générale de Californie en raison son soutien économique et militaire à l’appareil d’Etat israélien. Là encore, Kamala Harris ne rompt pas avec une certaine tradition politique. Lors de sa rencontre avec le Premier ministre d’extrême droite israélien Benjamin Netanyahu en juillet dernier, la candidate démocrate avait affirmé qu’elle ne resterait pas silencieuse face à la situation à Gaza tout en affirmant son « soutien d’acier » à Israël dans la même intervention. Le rôle des Etats-Unis dans le soutien au nettoyage ethnique en cours dans la bande de Gaza étant premier, de nombreux militants palestiniens font pression sur les instances du Parti démocrate et de sa nouvelle candidate pour obtenir des avancées par rapport à la politique sourde, aveugle et meurtrière de Joe Biden sur la question palestinienne. À Dearborn dans le Michigan, état clé dans la conquête du bureau ovale, une large communauté palestinienne a permis la constitution d’un mouvement de protestation qui met en cause sa fidélité au Parti démocrate, menaçant de ne pas donner leurs voix à Kamala Harris si elle refuse de donner des garanties d’un arrêt du soutien militaire à Israël ainsi que la mise en place d’un cessez-le-feu. Le soutien militaire américain à l’Ukraine, chiffré à plus de 60 milliards de dollars, et à Israël, de plus 25 milliards, en 2024, soulève des questions parmi certaines catégories de la population états-uniennes que l’isolationnisme et le poutinisme trumpien pourrait accaparer. Dans tous les cas, la politique états-unienne du gendarme du monde interroge jusqu’à ses propres concitoyens, mais la question palestinienne encore plus, interloque la grande majorité des états du monde et contribue à l’amoindrissement de son hégémonie mondiale. Les Etats-Unis, qui contrôlent encore la forme actuelle de la mondialisation, se frottent désormais à une vive concurrence hégémonique, de la part de la Chine notamment. Comme l’a magistralement démontré l’économiste Benjamin Bürbaumer dans un ouvrage récent[2], la Chine projette désormais de structurer ses propres circuits de circulation de capitaux et de marchandises, de renforcer le poids de sa propre monnaie face au dollar tout en combinant un accroissement de son hégémonie culturelle à cette approche plus structurelle. A cela s’ajoute l’inquiétude de voir les BRICS abandonner la devise du dollar dans leurs transactions interétatiques, projet initialement porté par Lula et plébiscité opportunément par la Chine et la Russie[3] ou encore la montée en influence diplomatique de la Chine qui s’installe de plus en plus comme un état pivot dans les négociations sur les questions ukrainiennes, mais aussi palestino-libanaise et iranienne[4]. Face à ces menaces, les Etats-Unis vacillent, ne rompent pas, mais s’embourbent dans des pratiques usuelles, et se retournent vers des moyens coercitifs sur la scène internationale. On pourrait même argumenter que la perte de vitesse de la locomotive du monde occidental projette dans le monde entier la menace d’une violence continue, que certains font remonter à la guerre d’Irak ou aux prémices de la Guerre froide pour d’autres.
Nationalisme, néolibéralisme et ploutocratisation
Nous y revenons, les deux éléments qui semblent alimentés cette locomotive en perte de vitesse sont le capitalisme et le nationalisme, indépassables carburants. Le nationalisme américain a deux visages dont aucun ne porte le nom de protectionnisme comme on peut l’entendre parfois l’entendre dans la bouche de certains libéraux. Ils se révèlent à la fois avec les ronces d’un système productif racialisé qui refait surface en dévoilant un parfum nauséabond de suprémacisme blanc et de xénophobie latente et, aussi, cet esprit de croisade, ce rôle de gendarme, du suppôt de « la civilisation » dont le militarisme est la première, plus commune et naturelle expression américaine. Loin de nous l’idée de faire de Kamala Harris le héraut d’une civilisation américaine diabolisée, néanmoins, certains de ses propos illustrent très bien à quel point presque l’entièreté de la classe politique américaine a complètement naturalisé ce militarisme structurel et n’est pas prêt à le questionner. À cet égard, l’expression politique du « soutien d’acier » à Israël résonne en faux par rapport à une souffrance globalisée et les nombreuses images qui nous, et leur, parviennent de ce qui reste de Gaza.
Finalement, et malgré tout, Kamala Harris reste le seul rempart au suprémacisme fascisant chimiquement pur de Donald Trump et bénéficie d’une aura médiatique importante. Pourtant, Kamala Harris se retrouve confrontée depuis quelques mois à la puissance médiatique de Trump, qui avait grandement bénéficié de l’influence de Fox News et autres chaînes néo-conservatrices et désormais des faveurs du propriétaire du plus grand média états-unien, le réseau social X d’Elon Musk. Des moyens financiers monumentaux ont ainsi été mis en place par le Parti démocrate pour la campagne de Kamala Harris, dans des temps record. Le financement de cette campagne est aussi grandement dépendant, des deux côtés, du mécénat de milliardaires consacrant des sommes énormes aux partis politiques. Plus que jamais la campagne politique états-unienne place l’argent au centre de la politique et au cœur de la démocratie. Depuis 2010 (plus largement depuis la fin des années 70) et une série de décisions venant de la Cour suprême, il n’existe plus de restrictions dans le financement des candidats condamnant ainsi le jeu démocratique à devenir une partie de cartes dans laquelle s’affronte deux partis féodés aux grandes entreprises et aux milliardaires, qui, eux, distribuent les cartes. Sans revenir en longueur sur la ploutocratisation de la démocratie américaine, il apparait clairement que depuis la fin du consensus entre républicains et démocrates sur la limitation du pouvoir financier sur le jeu politique, les campagnes américaines reposent sur des logiques marchandes et publicitaires. De surcroît, et tout bêtement, comment oser jouer tout haut une partition anticapitaliste sans s’aliéner ses propres soutiens financier : la puissance financière demeure alors cheffe d’orchestre. À ces égards, la situation structurelle des présidentielles américaines démontre bien le fonctionnement d’un néolibéralisme sauvage, que David Harvey définissait comme un mouvement général de financiarisation qui accroît l’emprise de la finance sur les autres secteurs de l’économie, mais aussi sur l’appareil d’Etat et sur la vie quotidienne, produisant ainsi un transfert de pouvoir de la production au monde de la finance et concourant à intensifier la monopolisation du capital.
Ainsi, si Kamala Harris ne représente pas une rupture avec cet état des choses dans lequel l’inégalité et l’injustice sont présentées comme la justification même de leur existence, assurant ainsi leur reproduction vers l’infini, le système politique, en l’état, assure lui-même la perpétration de cet état. Donald Trump, quant à lui, représente bien une rupture, ou une bascule, en tout cas, une marche vers l’abysse, sur laquelle les Etats-Unis ont déjà trébuché. Il représente une rupture assurée avec les idées d’égalité, mais aussi, comme l’assaut du Capitol a pu le graver dans nos rétines, avec l’idée même de démocratie.
La situation américaine est très préoccupante à la fois pour les personnes les plus précaires, pour les communautés qui pourraient être victimes de politiques xénophobes, ou pour le soutien au combat des ukrainien.nes, entre autres, dans le cas d’une réélection de Donald Trump. Mais l’élection de Kamala Harris ne donne aucune garantie de changements clairs en ce qu’elle ne consent ni à combattre la force d’ensauvagement sociale du capital monopolisé, ni l’état d’esprit militariste et missionnaire structurant le rapport au monde non-occidental états-unien. Il ne reste plus qu’à espérer que les Etats-Unis, dont la population est de plus en plus traversée par des dynamiques sociales et politiques antagonistes conscientes, penchent à gauche. La solution se trouve sûrement à l’intersection des nombreuses mobilisations sociales de ces 5 dernières années comme Black lives matter, les mobilisations pour la Palestine, de la March for our lives ou encore des Climate Strikes. En attendant que le vent souffle à gauche chez les démocrates, à nous de rappeler qu’un nouveau New Deal ne suffirait pas, que l’inégalité, ça se combat d’abord par l’impôt des grandes fortunes et que le rôle de modèle ne s’affirme pas en écrasant des civils sous les décombres.
Par Victor Guinebert
Pour aller plus loin :
[1] Howard Zinn, « Changing Obama’s Mindset », The Progressive, 13 mai 2009.
[2] Benjamin Bürbaumer, Chine/Etats-Unis, le capitalisme contre la mondialisation, Paris, La Découverte, 2024.
[3] Por Alex Wu, « China e Rússia pretendem usar o BRICS para desafiar o sistema financeiro global – especialistas dizem que não funcionará », The Epoch Times Brasil, 28 octobre 2024.
[4] Aparna Divya, « Can China substain its diplomatic balance as Middle East tensions escalate ? », The Diplomat, 8 octobre 2024.