Groupe Socialiste Universitaire


Éducation

Éducation et complotisme

Posté le 28 mai 2022 par Fantin Sibony

Par Fantin Sibony, directeur du pôle Éducation du GSU, étudiant en 3e année de licence de droit à l’Université Panthéon-Assas

En 2016, le terme complotisme faisait pour la première fois son entrée dans le Petit Larousse accolée à la définition suivante : « se dit de quelqu’un qui récuse la version communément admise d’un événement et cherche à démontrer que celui-ci résulte d’un complot fomenté par une minorité active ». La consécration de ce terme devenait nécessaire : l’usage du mot s’est répandu rapidement, suivant l’expansion considérable du phénomène complotiste dans nos sociétés occidentales ces dernières années. Là où le conspirationisme d’il y a à peine une décennie semblait être entré dans une forme de folklore où se côtoyaient ovnis, reptiliens et illuminatis, nous sommes désormais tous exposés au quotidien à de nouvelles thèses qui séduisent de plus en plus. En 2019, la publication d’une enquête de Conspiracy Watch et de la Fondation Jean-Jaurès confirmait le triste constat que le complotisme n’est plus cantonné à quelques élucubrations marginales d’individus isolés mais est aujourd’hui un phénomène de masse qui n’épargne aucun pan de la population. L’actualité a évidemment joué un rôle de catalyseur : la crise du covid-19, et dans une moindre mesure la laborieuse propagande russe cherchant à légitimer  l’invasion ukrainienne ont trouvé dans les craintes d’une partie de la population des pays occidentaux un écho fort. Signe révélateur de cette expansion, le terme de complotiste, longtemps péjoratif, fait aujourd’hui l’objet d’une réappropriation par ses tenants. Certains arborent fièrement cette étiquette qui les distinguerait du « mouton », figure d’un individu passif et naïf face à l’actualité.

Il n’est bien sur pas question ici de dénoncer le fait de pouvoir remettre en cause les discours officiels : conserver un esprit critique face à l’actualité et aux discours majoritaires est nécessaire à la préservation de la démocratie et implique bien évidemment de ne pas ériger en vérité absolue et incontestable ce qu’un homme politique, un spécialiste ou un journaliste peut dire. Ce n’est cependant pas la posture du complotiste, qui adopte en réalité la position exactement inverse de la figure du « mouton » qu’il critique : là où ce dernier admettrait pour vrai tout discours officiel sans se poser de question, la rhétorique complotiste part du principe fondamental que le discours officiel est nécessairement mensonger et cherche à masquer une réalité qu’un minorité voudrait cacher aux masses.

Si le phénomène complotiste est un sujet important, c’est qu’il a des conséquences concrète et qu’il est l’un des symptômes de la mauvaise santé de notre démocratie. Toutes les théories du complot ne se valent évidemment pas : certaines pourraient même être qualifiées de « bénignes ». Il en va ainsi par exemple des théories qui postulent que des personnalités décédées seraient toujours en vie. D’autres thèses plus exotiques prêtent même à sourire : il en va ainsi des « récentistes », persuadés que l’Antiquité et le Moyen-Âge ont été inventés par les Jésuites au XVIIème siècle, ou encore de forums cherchant à prouver que la Finlande n’existe pas. En revanche, d’autres ont des conséquences beaucoup plus néfastes, voir mortelles. C’est bien sur le cas de la défiance envers le vaccin contre la Covid-19, mais également de la prise d’assaut du Capitole à Washington par les supporters de Donald Trump en 2020, où plusieurs centaines d’individus avaient envahi le siège du Congrès pendant la certification de la victoire de Joe Biden, accusant le parti Démocrate d’avoir truqué les élections, en dépit de l’absence de toute preuve tangible. 

Phénomène certes répandu, le complotisme ne se diffuse pas pour autant de manière homogène dans la société : les études montrent que les populations les plus pauvres, les moins bien éduquées et surtout les plus jeunes y adhèrent de manière disproportionnée. Ainsi, en 2019, seul 18% des 18-25 ans affirmait avoir confiance dans les médias ; à l’inverse, ils étaient 73% à déclarer qu’il n’avait plutôt pas confiance ou pas confiance du tout. Cette défiance se retrouve également dans la pratique de leur consommation de l’information : chez les moins de 35 ans, internet est la première source d’information pour 46% des sondés (contre 28% dans le reste de la population) et quasiment la moitié de cette frange de la population (47%) disent s’informer principalement par le biais des réseaux sociaux. Les chiffres sont encore plus inquiétants chez les adolescents : une enquête de mars 2021 soulignait ainsi que 85% des 10-15 ans croient en au moins une thèse conspirationniste. 

Les causes de la cette porosité de cette tranche de la population aux théories complotistes peut s’expliquer par plusieurs facteurs, et il convient ici de faire une distinction entre ce que nous pourrions qualifier de complotisme « soft » et de complotisme « sérieux ». Le complotisme « soft » pourrait se définir comme une première exposition à une théorie complotiste, durant laquelle l’auditeur resterait passif vis-à-vis de l’information. Les sources de ce complotisme soft sont nombreuses. Le premier est bien sur l’environnement social, particulièrement chez les plus jeunes pour qui l’une des principales sources d’informations est le réseau familial. Les réseaux sociaux viennent ensuite et occupent évidemment une place très importante : que ce soient par le biais de rumeurs, de vidéos, de textes, d’images ou de memes, il est aujourd’hui presque impossible d’éviter d’être exposé au complotisme sur internet. Cela est rendu d’autant plus vrai par la montée en crédibilité de certaines thèses complotistes par le relai que leur donnent certaines personnalités publiques, notamment sur les réseaux sociaux. Dans une story postée depuis son compte Instagram comptant plus d’un million d’abonnés, l’influenceuse Kim Glow expliquait ainsi en septembre 2020 que « le virus a été inventé pour diminuer la population et esclavager [sic] le reste qui survit ». Et elle n’est pas la seule à tenir ce genre de discours : Mickaël Vendetta, Sophie Marceau, mais aussi Francis Lalanne ou Jean-Marie Bigard le font également, de manière plus ou moins assumée et véhémente. Pire encore, les théories complotistes sur le vaccin trouvent un relai jusque dans les plus hautes institutions de l’État : la députée Martine Wonner a ainsi pris à plusieurs reprises position contre la vaccination, allant jusqu’à intervenir dans le pseudo documentaire Hold Up et à participer à une manifestation anti-vax où un mannequin déguisé en pompier avait été lynché. Toutes ces figures contribuent à institutionnaliser les thèses complotistes : le discours d’influenceurs, personnalités souvent appréciées et perçues comme crédibles par les plus jeunes transforment ainsi le discours anti-vax en une opinion légitime et défendable, mise à égalité avec les « versions officielles ».

À côté de ce complotisme soft, il est possible de retrouver ce qui peut s’apparenter à un complotisme « sérieux ». L’auditeur n’est alors plus dans une situation passive vis-à-vis du complotisme : il va au contraire lui-même chercher les informations, consommer du contenu, voire en produire et en diffuser. Cela conduit sur les réseaux sociaux à la formation d’un véritable éco-système complotiste, dans laquelle des comptes de « professionnels de la désinformations », aux théories souvent très radicales, peuvent diffuser leurs thèses à un plus large public qui se charge ensuite de le relayer. L’algorithme des réseaux sociaux fait alors rentrer l’auditeur dans une chambre d’écho qui l’entretient dans ses thèses.

Ces dernières années ont vu l’émergence d’une prise de conscience des risques que porte le complotisme. La plupart des médias proposent aujourd’hui des services de « fact-checking » pour débunker les fake news. L’initiative est salutaire, mais demeure largement inefficace pour répondre aux racines du problème, puisqu’elle ne s’adresse qu’aux auditeurs de ces médias : elle ne convaincra pas un convaincu de la véracité d’une théorie du complot. Une piste de solution est de donner le plus tôt possible aux collégiens et aux lycéens les clés de lecture nécessaires pour déterminer la qualité d’une information. Bien sur, l’éducation à elle seule ne peut suffire pour venir à bout du complotisme dont les racines sont profondes, complexes et nombreuses. Il serait en effet faux de penser que le complotisme serait un phénomène autonome, isolé : il est au contraire un symptôme très clair d’un malaise démocratique chez une part de la population. Le complotisme s’accompagne tout d’abord d’un sentiment de marginalisation du reste de la société, d’une sensation de ne « plus être en phase » avec le reste des gens : ce n’est d’ailleurs pas un hasard si une partie des complotistes adoptent une réthorique agressive à l’égard du reste de la population, par exemple par des dénominations comme « les moutons » (d’autres variantes se retrouvent d’ailleurs). La manière dont les élites sont représentées dans le discours complotiste est également très révélatrice : elle montre des figures au mieux machiavéliques, au pire dépeintes en monstres déshumanisés, voire dans certains courant comme QAnon, démoniaques.  Cette vision des élites comme altérité est évidemment chargée d’une signification très symbolique : derrière se cache un rejet viscéral des élites vues comme entièrement déconnectée de la société et du peuple, et gouvernant de manière opaque et dans leurs seuls intérêts.

Il est donc nécessaire que l’éducation joue un rôle, tant pour éduquer à l’information que pour renouer avec la confiance dans la démocratie et dans la République. Aujourd’hui, certains dispositifs sont déjà en place. Ainsi, le CLEMI, le Centre pour l’éducation aux médias et à l’information forme chaque année des professeurs à ces problématiques : durant l’année 2020-2021, plus de 17 500 enseignants en ont bénéficié. Depuis 2016, les programmes académiques prévoient également que les collégiens et lycéens suivent une éducation aux médias et à l’information. De telles initiatives sont bien sûr bénéfiques : elles sensibilisent les élèves à une meilleure consommation de l’information et permettent d’acquérir des réflexes et des clés de lectures cruciales pour faire le tri de ce qui peut être lu en ligne et lutter contre le complotisme soft. Mais de telles formations doivent s’accompagner d’autres mesures indissociables des fonctions de l’école républicaine qui se doit de former des citoyens éclairés : cela doit passer par une meilleure place donnée à l’enseignement de l’histoire et du fonctionnement des institutions de la République, ainsi que par les fondamentaux du droit constitutionnel, comme par exemple les pouvoirs du président de la république, de l’Assemblée nationale, du Sénat, du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État, de la Cour de cassation. Comment en effet peut-on avoir confiance en des institutions dont on ne connait pas les missions, parfois pas même l’existence ? Depuis 2015, les textes prévoient que la moitié des cours d’éducation civique et morale des classes de seconde soient consacrés à « l’État de droit et les libertés individuelles et collectives ». Mais à raison de 18 heures par an, c’est donc seulement 9 heures de cours (soit 30 minutes hebdomadaires pendant la moitié de l’année) qui sont dispensés sur cette thématique, et ce exclusivement aux élèves de seconde. Ce n’est évidemment pas un seuil satisfaisant : une demi-heure chaque semaine pendant un trimestre de la première année du lycée ne peut suffire à donner aux élèves une connaissance suffisante de nos institutions. Or, pour l’immense majorité, le lycée sera le seul moment de leurs études où ils pourront disposer d’un véritable enseignement sur ce sujet.

Enfin, dans une moindre mesure, lutter contre le complotisme par l’éducation implique également de renforcer les connaissances fondamentales dans tous les domaines pour les élèves.  Sortir de l’école en comprenant les mécanismes de fonctionnement des vaccins aurait par exemple permis d’éviter beaucoup des rumeurs qui ont pu circuler récemment. Cet enseignement est pourtant plus que nécessaire : donner aux élèves les connaissances dont ils ont besoin pour exercer leur esprit critique permet de combler l’ignorance sur laquelle le complotisme prend racine. Cela pourrait également passer par des cours d’actualité qui pourraient être proposés par des journalistes  volontaires dans les collèges et lycées pour expliquer et approfondir des sujets qui peuvent parfois être complexes et sur lesquels il n’est pas toujours aisé de trouver des informations de fond. Une telle initiative assurerait que les adolescents bénéficient d’un accès privilégié à l’actualité, et qu’il puisse poser leurs questions à un professionnel qui sera capable d’y répondre.

Bibliographie :

https://www.jean-jaures.org/publication/enquete-complotisme-2019-les-grands-enseignements/

https://www.milanpresse.com/les-actus/enquete-milan-presse-csa-85-des-adolescents-de-10-a-15-ans-sont-seduits-par-les-theses-conspirationnistes

https://www.midilibre.fr/2021/07/04/covid-19-des-antivax-simulent-la-pendaison-dun-pompier-et-creent-la-polemique-9650999.php

https://www.clemi.fr/fileadmin/user_upload/Formation/Bilan_de_formation_2021.pdf

https://www.education.gouv.fr/bo/15/Special6/MENE1511646A.htm