Groupe Socialiste Universitaire


Europe et géopolitique

Bad Bunny, une figure anti-impérialiste ?

Posté le 26 février 2025 par Groupe Socialiste Universitaire

Bad Bunny 17 juillet 2019 – Photo: Eric Rojas/AFP via Getty Images

Le 6 janvier dernier, l’artiste portoricain Bad Bunny sortait son 6ème album solo Debí Tirar Más Fotos (« j’aurais dû prendre plus de photos ») et atteignait un record de près d’un milliard d’écoutes sur les plateformes de streaming. Au-delà de son génie musical, l’album porte une véritable symbolique, rendant hommage à son île natale, Porto Rico, et à ses habitants.  Bad Bunny, de son vrai nom Benito Antonio Martinez Ocasio, y dépeint les paysages, les odeurs, le quotidien et la culture de l’île[1].  

En l’écoutant attentivement, il devient évident que l’œuvre dépasse la simple nostalgie et véhicule de véritables messages politiques. Les thèmes de la colonisation et de l’impérialisme américain y sont abordés, tout comme le difficile sort des immigrés portoricains arrivés aux États-Unis[2]. À cet égard, des parallèles peuvent être tracés avec les rapports coloniaux de la France avec ses territoires d’outre-mer, tels que Kanaky (Nouvelle-Calédonie).

Une affirmation de la culture portoricaine

Avec cet album, Bad Bunny confirme son rôle de porte-drapeau de la culture portoricaine.

À travers les sonorités de l’album, Bad Bunny invite les auditeurs à voyager sur son île de Porto Rico. Cette valorisation de la culture portoricaine se manifeste d’abord par quelques gestes symboliques, comme le choix de ne collaborer qu’avec des artistes locaux tels que RaiNao ou Omar Courtz, malgré les nombreuses sollicitations internationales.[3]

Bad Bunny revient aux sources en livrant un album, à première vue moins « commercial » que ses précédents, mêlant urbanosalsadembowbombalatin trap et reggaeton. Il se vante d’ailleurs, dans son morceau NUEVAYol, d’être devenu « le roi de la pop avec du reggaeton et du dembow », de manière ironique. L’hommage à Porto Rico se poursuit avec l’utilisation de l’argot portoricain dans chaque morceau.[4]L’album évoque la nostalgie, de la plage à l’image de la « abuela », en passant par le « pitorro de coco », cette boisson alcoolisée traditionnelle de Porto Rico, populaire lors des fêtes et des célébrations.[5]

La volonté de mettre en avant Porto Rico et son indépendance transparaît également dans la communication autour de l’album. Depuis sa sortie, Bad Bunny ne cesse de se produire sur l’île. Il s’est rendu très peu aux États-Unis, où il n’a effectué qu’une promotion symbolique, tandis que la majorité des artistes privilégient ces plateaux américains, plus visibles.[6] Cela semble traduire un désir de se détacher d’une certaine dépendance globale aux États-Unis. 

Bad Bunny s’est imposé comme une voix militante, soutenant diverses causes sociales et politiques. Ses messages ont trouvé un écho particulier auprès des jeunes et de la communauté portoricaine.[7] Dans une interview diffusée début septembre 2024, Bad Bunny a encouragé les jeunes portoricains à s’inscrire sur les listes électorales. Cet appel a eu un impact immédiat : lorsqu’une université de Porto Rico a facilité l’enregistrement des étudiants sur le campus, des files d’attente de plus de six heures se sont formées.[8]
Il a notamment participé aux manifestations contre la corruption à Porto Rico, plaidé pour les droits de la communauté LGBTQ+ et exprimé son soutien à l’indépendance de son pays natal. En juillet 2019, l’artiste avait annulé une tournée pour se joindre aux protestations contre la corruption, contribuant ainsi à la démission du gouverneur Ricardo Rosselló. [9]

 Un combat décolonial et anti-impérialiste

Toutes ces prises de position prennent corps dans un combats aux horizons décoloniaux. Le cas de Porto Rico est particulièrement parlant, puisque l’île subit un phénomène de colonisation de la part des États-Unis, avec un effacement progressif de son identité.[10] L’île est un territoire des États-Unis sans en être un État. Chacun se souvient d’ailleurs de la phrase d’un proche du président américain Donald Trump, prononcée lors de sa campagne présidentielle, qualifiant l’île de « déchèterie », une déclaration révélatrice du mépris des institutions étasuniennes envers Porto Rico et ses habitants.[11]

C’est dans un contexte de tensions autour de ces questions de mépris étasusinien de Porto Rico que Bad Bunny a publié le morceau Una Velita, en septembre 2024, dans lequel il déclare : « Rappelez-vous que nous sommes tous d’ici, c’est au peuple de sauver le peuple », un message symbolisant son rejet de la colonisation.[12]

À travers son dernier album, Debí Tirar Más Fotos, Bad Bunny renforce sa position. Dans le morceau Lo que le pasó en Hawái, il fait un parallèle avec l’histoire d’Hawaï. Le chanteur exprime sa peur et décrit le phénomène de colonisation et d’impérialisme américain vécu par les Hawaïens.[13] Hawaï est un État américain depuis 1959, mais avant cela, l’île était un territoire des États-Unis, tout comme Porto Rico. Progressivement, Hawaï a perdu une grande partie de sa culture, de sa langue et de son identité. Les terres ont été exploitées par les États-Unis pour leurs ressources, tandis que le développement du tourisme a conduit à la gentrification du territoire au profit d’une élite sociale. Le coût de la vie a explosé, au détriment des locaux, qui n’ont eu d’autre choix que de subir ou fuir l’île. Aujourd’hui, moins de 50 % de la population hawaïenne est d’origine locale.[14]

Un autre parallèle peut être fait avec la situation actuelle en Kanaky (Nouvelle-Calédonie), un territoire d’outre-mer situé dans le Pacifique sud. Depuis la colonisation française au 19e siècle, l’île est marquée par une tension entre l’autonomie des populations kanaks et la présence coloniale française. Depuis deux siècles, les Kanaks subissent un processus de dépossession des terres et de marginalisation sociale, accompagné d’une hausse exponentielle du coût de la vie et d’un racisme institutionnalisé.[15]

Se faisant le porte voix d’une grande partie des portoricains, Bad Bunny, craint une reproduction de ces schémas à Porto Rico. Dans Lo que le pasó en Hawái, l’affirme sans détour : « Ils veulent m’enlever le fleuve et aussi la plage, ils veulent mon quartier et que ma grand-mère parte ». Il ajoute : « Je ne veux pas qu’ils fassent avec toi ce qu’il s’est passé à Hawaï».

L’histoire de Porto Rico, comme de pleins d’autres territoires, est effet marquée par une succession de colonisations, de luttes pour l’autonomie et d’intégration aux États-Unis. Pour l’histoire, avant l’arrivée des Européens, Porto Rico était habité par les Taïnos, un peuple indigène arawak. L’île devient en 1493, une colonie espagnole et reste sous domination espagnole pendant près de 400 ans. En 1897, après des décennies de révoltes et de mouvements pour plus de droits, Porto Rico obtient un statut de « colonie autonome » au sein de l’Empire espagnol, mais la domination espagnole reste forte.[16]

En 1898, la guerre entre les États-Unis et l’Espagne éclate. À la suite de la défaite espagnole, Porto Rico, ainsi que d’autres territoires comme Cuba et les Philippines, devient une colonie américaine à la suite du traité de Paris signé en décembre 1898. Cette annexion est un tournant majeur dans l’histoire de l’île. Sous domination américaine, Porto Rico passe d’un statut de colonie à un statut de « territoire non incorporé ». En 1917, la Loi Jones confère la citoyenneté américaine à tous les Porto-Ricains, mais ils ne bénéficient pas pleinement de tous les droits politiques, notamment le droit de vote pour les élections présidentielles.[17]

L’île traverse des périodes de difficultés économiques, mais connaît aussi un développement économique, notamment grâce à des investissements dans l’industrie et les infrastructures. En 1952, Porto Rico adopte une constitution et devient un « État libre associé » (ELA), un statut qui lui permet de gouverner ses affaires internes tout en restant sous la souveraineté des États-Unis. Ce statut particulier crée une situation complexe, car les Porto-Ricains ne peuvent pas voter pour le président des États-Unis et n’ont pas de représentation pleine au Congrès américain.[18]

Ainsi, tout au long du XXème et du XXIème siècle, il y a eu de nombreux débats sur le statut de Porto Rico, entre ceux qui plaident pour l’indépendance, ceux qui souhaitent que l’île devienne le 51e État des États-Unis, et ceux qui veulent maintenir le statut actuel d’État libre associé. Des événements comme la crise économique des années 2000, la gestion de l’ouragan Maria en 2017, et des débats politiques sur la dette publique ont ravivé ces discussions. Le référendum sur le statut de l’île a eu lieu plusieurs fois, mais aucune solution définitive n’a encore été trouvée. En 2012, un référendum a montré que la majorité des Porto-Ricains étaient contre le statut actuel d’ELA, mais les options proposées (l’État ou l’indépendance) n’ont pas atteint une majorité absolue.[19]

Aujourd’hui, Porto Rico continue d’évoluer dans un contexte politique et économique complexe, tiraillé entre son statut actuel et les aspirations de certains à un avenir différent, qu’il s’agisse d’indépendance ou d’intégration complète aux États-Unis.

En résumé, l’histoire de Porto Rico est celle d’une lutte pour la reconnaissance des droits et de l’autonomie, tout en étant influencée par des puissances coloniales successives et un rapport particulier avec les États-Unis.

Enfin, tout comme pour Hawaï et autres territoires victimes de cet impérialisme et de la gentrification qui en découle, il en va également d’une déteriorisation de l’environnement et de la biodiversité. À ce titre, Bad Bunny utilise, sur toute la direction artistique de son album, la mascotte d’une grenouille. Celle-ci n’est pas anodine puisqu’il s’agit d’une grenouille coquí, emblème porto-ricain, actuellement en danger d’extinction. L’élévation des températures et les changements climatiques affectent les habitats de ces amphibiens, mettant en péril les forêts où leurs chants résonnent. Les coquís et les crapauds à crête porto-ricains ne sont pas les seuls à disparaître à Porto Rico. L’instabilité économique, les catastrophes naturelles et la gentrification ont provoqué des changements profonds au sein de la population et ont destabilisé l’écosystème.  

Ains, le chanteur semble très conscient des enjeux coloniaux et impérialistes et de leurs mécanismes, notamment ceux du « soft power » américain. Dans cet album, il rend hommage à la culture portoricaine tout en s’adressant à la population. L’île, comme beaucoup de territoires colonisés, subit un phénomène de « whitewashing » contre lequel l’artiste tente de lutter : « Ne lâchez pas le drapeau ni le lélolai » (hymne portoricain).

Le sort de la diaspora portoricaine

Que cela ait été fait de manière consciente ou non, une forme d’anti-impérialisme peut être perçue dans cet album. L’impérialisme et la colonisation mènent souvent à l’immigration. 

Bad Bunny évoque donc la fuite des Portoricains vers les États-Unis, poussés par l’exploitation de leurs terres et l’explosion des prix. Il parle de la diaspora portoricaine et des problèmes d’intégration auxquels ces immigrants font face. Il s’agit du fameux paradoxe du colonialisme : l’État colonisateur s’empare des terres pour les exploiter, tandis que la population locale est contrainte de migrer, souvent vers ce même État colonisateur, en raison de la langue, de la proximité géographique ou des opportunités perçues. On estime qu’environ 5,5 millions de Portoricains vivent aujourd’hui aux États-Unis, avec un afflux massif depuis les années 60.[20]

Sur place, le quotidien de ces immigrés est marqué par la précarité financière, les difficultés à trouver un emploi, souvent en raison de la barrière de la langue, ou de la pénibilité des emplois précaires qui leur sont attribués. Il est également pavé de racisme et de rejet. Bad Bunny le dénonce d’ailleurs en disant : « Ici, personne n’a voulu partir, ceux qui sont partis rêvent de revenir. » Cette phrase s’inscrit dans une rhétorique réaliste, selon laquelle beaucoup ne quittent pas leur pays par plaisir.[21]

Sur les réseaux sociaux, de nombreux immigrants et enfants d’immigrants affirment se reconnaître dans cet album. Les enjeux se ressemblent, comme celui du sentiment de double appartenance ou de la précarité. Intentionnellement politique ou non, Bad Bunny a réussi à rassembler ces personnes et à créer une forme de nostalgie chez les exilés. 

D’ailleurs, la pochette de l’album elle-même produit cet effet. Elle représente deux chaises en plastique sous un palmier. Ces chaises, des « monoblocs », sont parmi les plus célèbres au monde et particulièrement symboliques pour les immigrés, notamment latino-américains. Leur accessibilité financière et leur usage lors d’événements sociaux et familiaux en font un symbole de communauté, de convivialité et de résilience. L’image de la « abuela » assise sur ces chaises devant la maison est souvent évoquée.[22]

Ainsi, avec Debí Tirar Más Fotos, Bad Bunny a non seulement rendu un bel hommage à Porto Rico, mais a surtout affirmé des positions politiques clairement anticoloniales. En creusant, on peut aborder une large palette de sujets découlant de l’impérialisme : le capitalisme nourri par les grandes puissances comme les États-Unis au détriment de populations entières, le racisme institutionnalisé, ou encore l’écologie et la destruction des terres. Par cet album, Bad Bunny ouvre la porte à la politisation de la population portoricaine, à laquelle il s’adresse, autour de ces problématiques, consciemment ou non. Au regard des réactions des citoyens de pays d’Amérique latine et du monde entier, Debí Tirar Más Fotos a permis de radicaliser et de propager, à travers l’art, le combat des peuples opprimés contre la colonisation et l’impérialisme des grandes puissances occidentale. 

Par Rania HATTABI 


[1] FranceInfo, «Le chanteur portoricain Bad Bunny bat des records avec « Debí Tirar Más Fotos » », 18 janvier 2025, (en ligne) :https://la1ere.francetvinfo.fr/martinique/a-porto-rico-le-chanteur-bad-bunny-bat-des-records-avec-debi-tirar-mas-fotos-un-album-dedie-a-son-ile-1554754.html

[2] Le Monde (2024). Bad Bunny : Un album politique et engagé avec « Debí Tirar Más Fotos

[3] Le Parisien (2024). Bad Bunny et ses collaborations locales dans « Debí Tirar Más Fotos »

[4] The New York Times (2024). The Power of Puerto Rican Slang in Bad Bunny’s Latest Album

[5] La Voz de Puerto Rico (2024). Le Pitorro de Coco : Symbole d’une Culture Portoricaine Vivante dans l’Album de Bad Bunny

[6] Billboard (2024). Bad Bunny’s Minimal U.S. Promotion for « Debí Tirar Más Fotos » Sparks Debate

[7] 20minutes, Election américaine 2024 : “Qui est Bad Bunny, le chanteur qui pourrait influencer l’élection ?” en ligne : https://www.20minutes.fr/arts-stars/4115505-20241014-election-americaine-2024-bad-bunny-chanteur-pourrait-influencer-election

[8] Bad Bunny. (2020). El Conejo Malo: La musique, la politique et la révolutionLe Monde Diplomatique, voir aussi Morales, A.(2021). Bad Bunny : La voix de la résistance portoricaineThe New York Times; Figueroa, P. (2020). Bad Bunny et l’essor du militantisme Latino aux États-UnisBillboard

[9] Ibid. 

[10] Vázquez, S. (2008). Puerto Rico : Une expérience coloniale des États-UnisRevue d’études latino-américaines, 40(1), 123-145, en ligne : https://doi.org/10.1017/S0022216X07001768

[11] Politico (2024). La gestion de Porto Rico après Trump : entre héritage et progrès

[12] Télérama (2024). Bad Bunny et la résistance portoricaine à travers « Una Velita »

[13] Libération (2024). « Lo que pasó en Hawái » : un cri contre l’effacement culturel

[14] Sauer, P. R. (2012). Souveraineté hawaïenne : Une analyse des luttes politiques et culturelles pour l’indépendanceRevue d’histoire du Pacifique, 47(3), 319-336. https://doi.org/10.1080/00223344.2012.748713 voir aussi Kauanui, J. K. (2008). Une affaire de famille : Le nationalisme hawaïen et la politique de l’impérialisme américainL’Histoire américaine revue, 113(3), 880-893. https://doi.org/10.1086/ahr.113.3.880

[15] Le Monde (2024). Kanaky : De la colonisation à la décolonisation, les défis d’une île en quête d’identité, voir aussi Les Nouvelles Calédoniennes (2024). Racisme et gentrification en Nouvelle-Calédonie : Une analyse de la montée des inégalités.

[16] Tate, C. L. (2004). Puerto Rico et les États-Unis : Une histoire chronologique. Ocean Press, voir aussi Figueroa, M. (2017). Puerto Rico : De la colonisation aux mouvements d’indépendanceJournal international de science politique, 12(3), 225-240, en ligne : https://doi.org/10.1080/016213592017

[17] Córdova, A. F. (2005), “La rencontre coloniale : Les luttes des populations indigènes et africaines de Porto RicoRevue de recherche latino-américaine”, 58-74

[18] González, I. (2024), Les Porto-Ricains, citoyens sans droits complets : Une analyse de la situation économique et politique actuelle”

[19] France 24 (2024« Porto Rico et son statut : la question de l’indépendance toujours ouverte », voir aussi Fernández, L. A. (2003)” La nation portoricaine en mouvement : Identités dans une communauté en diaspora

[20] Le Monde (2024) , « Le quotidien des Portoricains aux États-Unis : Une lutte pour l’intégration et la reconnaissance« 

[21] The Guardian (2024), « Les Portoricains et la discrimination systémique aux États-Unis » 

[22]The New York Times (2023)« La chaise monobloc : symbole de la classe populaire latino-américaine »